« Le repas reste un moment extrêmement intense de cristallisation de l’imaginaire familial. »
J.J.B. : Oui. Regardez autour de vous l’importance accordée à l’éclairage et à la lumière : cela en dit long. Quelques années auparavant, en entrant chez vos grands-parents, vous allumiez le néon et l’affaire était classée. Aujourd’hui, même dans une simple chambre d’étudiant, vous trouverez quatre ou cinq luminaires, gage d’une volonté de créer une ambiance. Or, derrière cette volonté se cache celle de composer une espèce d’univers organique à l’intérieur du domicile. Il s’agit non seulement de créer une ambiance mais également un rapport investi de sensations très fortes, avec des lumières chaudes et froides, plus ou moins opalescentes ou évanescentes jouant sur la transparence et l’opacité. Si l’on analyse juste cette isotopie, ce segment-là de la lumière, vous remarquerez une incidence déjà très forte sur nos rapports au monde et au quotidien.
« La table offre une unité de temps, de lieu, d’action »
CADI : C’est en qualité de spécialiste des arts de la table que vous avez encadré le projet de Morgane BILY. Vous avez écrit dans l’un de vos ouvrages que vous voyiez la table comme « lieu symbolique d’échanges », comme une « métaphore de la communication ». Pourriez-vous revenir sur le lien entre sémiotique et les habitudes alimentaires ?
J.J.B. : La table offre une unité de temps, de lieu, d’action. Quels sont les lieux qui vous ont le plus marqué dans votre quotidien et votre histoire personnelle ? Évidemment le lieu de la résidence familiale, lieu de notre éducation. Et, à l’intérieur de ce lieu, il y a un endroit qui concentre toutes les attentions : la table. Lorsque votre maman criait « À table ! », c’était un avertissement déclencheur d’un rituel auquel vous ne pouviez vous soustraire. Il existe donc une obligation, heureuse ou malheureuse, de s’attabler à heure fixe. De là naît une situation de huis clos. On s’assoit à table, on ne la quitte pas avant la fin du repas.
Tous ces codes sont évidemment remis en cause aujourd’hui. On parle de « déconstruction » de la table. Mais l’imaginaire subsiste, se retrouver à table, entre amis, sinon en famille. La table concentre beaucoup de signes, à travers les aliments et leur valeur symbolique. Ce que nous mangeons nous renvoie à un signe qui a la particularité rare d’être incorporé. Si l’on évoque la densité des signes, le signe gustatif est, après le signe amoureux, celui avec lequel le contact est le plus fort. Cette incorporation n’est pas neutre et elle influe beaucoup sur notre identité.
Le dispositif de la table est également un point important. Il y a un fort symbolisme dans le positionnement des convives où chacun a sa place attitrée. Des rapports hiérarchiques (coin de table, milieu de table, bout de table) ou de proximité se créent (on prend l’habitude de s’asseoir à côté de telle ou telle personne). Un enfant voudra être assis à côté de son papa, de sa maman, de son grand frère, de sa grande sœur ou, au contraire, les éviter. Il y a aussi tout le discours qui va naître à table, tout ce que l’on entend à table et tout ce que l’on peut dire. J’ai 53 ans et j’appartiens à une génération qui devait encore se taire à table. Bien souvent, j’étais en observation des parents qui avaient le droit de parole. Et lors des réunions, on ressentait la frustration (teintée de joie également) du bout de table. J’ai également assisté à beaucoup de repas de famille lors desquels les hommes s’asseyaient d’un côté et les femmes de l’autre. Si ce genre de coutumes se perd, il se conserve aussi dans certains lieux et certaines cultures. Dans certains repas de famille, l’alcool facilite le dialogue en se faisant un adjuvant de la parole, favorisant l’expression. Les repas quotidiens fonctionnent aussi sur un rythme plus ou moins immuable, que l’on peut apprécier ou exécrer. Un adolescent, par exemple, aura du mal à s’attabler à heure fixe et à supporter les parents tout un repas durant.
De la commensalité
CADI : Vous avez écrit : « Au-delà du besoin physiologique, manger, l’homme cultive un besoin non moins vital : manger ensemble. » Pourriez-vous préciser en quoi le partage alimentaire et les repas sont essentiels au maintien du tissu social ?
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