« Le repas reste un moment extrêmement intense de cristallisation de l’imaginaire familial. »
J.J.B. : Vous faites ici référence à une notion que l’on appelle la commensalité, c’est-à-dire le fait d’être ensemble à table. C’est un terme un peu pédant, à ne pas confondre avec la convivialité. La convivialité c’est « bien–être » ensemble. Or le terme « commensalité » exprime le fait d’être à table sans que l’atmosphère soit nécessairement conviviale. Certaines commensalités peuvent être douloureuses, contraignantes voire muettes. Dans ces cas-ci, on trouvera des solutions « sociofuges » pour éviter les autres, ne pas les embarrasser et faire comme si on n’entendait pas ce qu’ils disaient etc.
Cependant, on aura tendance à associer les deux termes. Lorsqu’on est à table, il y a une obligation de figurer. Si vous êtes invité chez des hôtes, vous ne venez pas que pour manger, on attend de vous un minimum de prestation et de figuration. Si la table ne vit pas, elle devient vite d’un ennui mortel. C’est en cela qu’elle est vraiment intéressante : Il arrive que l’alchimie ne prenne pas entre convives. La question se posera différemment dans une relation sociale entre amis, sur le mode du ré-enchantement ou dans la dramaturgie des repas de famille. […] Mais globalement, l’expérience de la table est une occasion de se retrouver, c’est une situation bien vécue. Il y a un certain plaisir à se retrouver autour de la table pour parler de choses triviales et banales de leur journée. Cette banalité participe du bon équilibre familial et d’un bien-être qui réside dans la fluidité des choses (voir les études du sociologue hongrois, Mihaly Csikszentmihalyi). Le bien-être n’est pas régi par une temporalité de bonheur absolu qui serait vécue sur le mode de l’intensité, mais sur celle de l’équilibre et de l’homéostasie. La table permet de montrer que tout va bien et d’attester de la fluidité des choses.
CADI : En effet, à table en famille, on est rarement dans l’exaltation…
J.J.B. : Exactement. Et il est intéressant de constater que la table se prête à toutes les scénarisations possibles de la vie sociale. On peut choisir le mode « réenchantement », le mode « festif », « transgressif » etc. Mais la temporalité la plus fréquente de la table reste celle de la banalité : récurrence des plats, des situations, des propos…
CADI : Le terme « homéostasie » nous renvoie aux philosophies asiatiques, et notamment aux arts martiaux, qui prônent la recherche du bonheur dans la constance.
J.J.B. : C’est la raison pour laquelle je clôture Le sens gourmand[2] par un chapitre sur saveur et fadeur. Cette dernière est une temporalité heureuse que l’on connaît lors de scènes contemplatives et répétitives : être sur la plage, serein, se contenter d’observer le flux et le reflux des vagues ; ou, comme le montre Gaston Bachelard, être assis devant le feu. Il ne se passe rien, nous sommes dans une sorte de relation suspendue au monde, une vacuité du sens pourtant chargée d’intensité. La table peut s’inscrire dans ce mode de relation à soi et au monde. Elle est donc un peu fade, ce qui veut dire qu’elle approche d’une certaine forme de quiétude. Mais c’est également un lieu où beaucoup d’informations extrêmement importantes à propos de la socialité sont transmises aux enfants. C’est ce huis clos qui m’intéresse, ce moment partagé dans une scène qui a son unité de temps, de lieu et d’action.
CADI : La table offre un miroir des interactions de la famille et du groupe.
J.J.B. : On y observe les évolutions sociales, les rites de passage : premier verre de vin de l’enfant, première autorisation de déboucher une bouteille de champagne et nombre de petites performances culturelles initiatiques qu’on a oubliées…
L’apport du design aux arts de la table et au partage alimentaire
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