« Le repas reste un moment extrêmement intense de cristallisation de l’imaginaire familial. »
Dans ma branche, on parle de plus en plus d’approche écologique, ce qui implique de se mettre davantage à la place du consommateur. Dans une telle démarche, le moindre détail compte (le son, la forme, les gestes, les objets). Dès que je m’immerge dans un milieu, je m’aperçois que tout participe de la forme globale de la réceptivité à la symbolique alimentaire. La grande nouveauté est que cette réceptivité est accentuée pour tout le monde. En effet, une très forte attente de sens est exprimée à tous les niveaux alors qu’elle était jadis réservée à l’aristocratie. Mais cette dernière s’est embourbée dans les codes. La bourgeoisie a développé le caractère gastronomique, mais s’est ensuite enfermée dans un carcan, un habitus bourgeois avec ses normes et ses codes. De nos jours, on s’aperçoit que la gastronomie est une invention permanente. On manipule les signes, des grammaires alimentaires de plus en plus libres, émancipées, riches : de la bonne franquette au repas gastronomique très normatif, très élaboré, très « grand siècle », en passant par la blanquette en famille, le brunch ou l’apéritif dînatoire entre amis et les croque-monsieur avec les enfants. Le bourgeois ne jouissait pas d’une telle diversité, il se contentait d’appeler la bonne qui lui cuisinait inlassablement les mêmes plats traditionnels.
À Dijon, j’ai déjà organisé de nombreux repas thématiques (ambiance seventies, repas intégralement composés de TUC, repas tout bleu, tout rouge, tout noir, inversion de l’ordre des plats, etc.). Les gens ont envie d’inventer des thématiques, de se faire du bien. Ce n’est ni un plaisir de riche, ni une nécessité de pauvre, c’est la liberté des gens de s’amuser à table et de produire du signe.
Nouvelle scénarisation de l’espace intérieur, nouvelles pratiques alimentaires
CADI : À l’heure actuelle, les besoins et habitudes alimentaires sont en pleine mutation (basculement vers des scènes alimentaires de moins en moins protocolaires). Pourquoi ces changements s’opèrent-ils ? Où nous mèneront-ils ?
J.J.B. : La scénarisation du quotidien est beaucoup plus forte qu’auparavant. Comparez, par exemple, le rapport entre l’espace alimentaire et l’aménagement de l’intérieur. Auparavant, les pièces étaient très fonctionnelles : la cuisine où l’on mangeait, le salon où l’on se réunissait de temps en temps, mais tout en faisant attention à ne pas faire de traces de doigts sur la table que la mère passait son temps à astiquer, et les chambres pour dormir. Tout ceci a énormément évolué : la cuisine est devenue un lieu de vie et d’échanges doté d’un « super design ». Nous y passons plus de temps que dans le salon qui, lui-même, s’est mué en home cinema où l’on peut également manger. Toutes les grammaires des arts de la table peuvent se conjuguer dans toutes les pièces de la maison : manger perché sur des tabourets dans la cuisine, se faire un plateau-repas dans la chambre ou le salon entre époux, devant « La Nouvelle Star ». À travers cette nouvelle scénarisation de l’espace intérieur, les gens cherchent à vivre de nouvelles expériences. D’autre part, l’homme du vingt-et-unième siècle n’est plus enfermé dans des grammaires clivées. Grâce à l’accès de plus en plus facile à la mobilité, il a eu l’occasion de voyager, de découvrir de nouvelles cultures et habitudes alimentaires. Il a mangé tex-mex, italien, chinois etc. Et même sans voyager, il suffit qu’il se rende dans les espaces exotiques installés dans toutes les principales enseignes de Grande Distribution pour élargir son horizon culinaire et se confronter à des saveurs inédites. Grâce à ce phénomène, les grammaires alimentaires se sont beaucoup enrichies. La méfiance vis-à-vis de la nourriture asiatique se perd. Les commandes de repas à domicile ont beaucoup évolué et deviennent de plus en plus sophistiquées. Cette « déconstruction » de la table permet davantage de liberté et un renouvellement des expériences inédites. Malgré l’évolution des moeurs, lorsque l’on interroge l’opinion française, « manger ensemble » demeure l’un des principaux symboles de cohésion familiale. Le repas reste un moment extrêmement intense de cristallisation de l’imaginaire familial.
CADI : En tant que spécialiste de la communication autour des arts de la table, ne déplorez-vous pas cette évolution des habitudes alimentaires vers des scènes de moins en moins protocolaires ?
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