« Le repas reste un moment extrêmement intense de cristallisation de l’imaginaire familial. »
CADI : En quoi le design est-il une démarche intéressante dans le contexte des arts de la table et du partage alimentaire ?
J.J.B. : Morgane Bily, dont j’ai été le tuteur, a très bien compris qu’une étude de design devait intégrer la dimension de signe. Ceci vaut pour le contexte général du champ d’activité du design, bien entendu, mais s’avère particulièrement important dans le contexte de la table, tel que nous venons d’en parler.
Morgane a beaucoup travaillé sur le choix des titres de parties de son mémoire. Elle proposait, par exemple, une « fricassée d’idées ». Elle a trouvé beaucoup de titres eux-mêmes savoureux. On pourrait presque parler de design du titre, dans l’annonce de ses éléments d’étude.
Le design se retrouve dans la prise en compte de l’emballage (le packaging) D’ailleurs, certains plats apparaissent avec leur packaging sur la table. Le design se manifeste aussi à travers la forme des ustensiles (thème auquel Morgane Bily a consacré tout un chapitre dans son mémoire). Il nécessite l’étude des gestes, des ambiances, de la lumière, par exemple (bougies, chandelles, candélabres etc.) On peut même imaginer un design sonore, point extrêmement important dans un restaurant. Les territoires du design sont donc co-extensibles. Les agences de design d’aujourd’hui prônent une approche multidirectionnelle, voire multimodale et holistique qui englobe toutes les dimensions (politiques, sociales etc.). Morgane n’a pas eu la possibilité de travailler toutes ces dimensions-là, mais elle a tout de même réalisé un projet transversal en créant une unicité entre les objets, leurs fonctionnalités, les gestes, les espaces et le dispositif que constitue globalement la mise en scène de la table. En outre, j’ai beaucoup apprécié l’unité entre le fond et la forme. Les slides qu’elle a utilisés comportent, pour beaucoup, des couleurs alimentaires (pistache, framboise, cappucino, etc.). Ainsi dès la première page, le lecteur est plongé dans une ambiance alimentaire. Cette étudiante est dotée d’une très grande sensibilité pour ce qui est du design des formes, des couleurs, des mots. Elle a choisi comme isotopie, point central, l’alimentaire, et a su le décliner sous toutes les formes et tous les modes, à travers un projet savoureux au rendu très professionnel.
CADI : C’est peut-être dans la dimension multimodale de l’expérience que le design et les arts de la table se rencontrent vraiment.
J.J.B. : Oui car si Morgane s’en était tenue à la simple dimension des objets, elle n’aurait agi que sur un champ extrêmement réduit, très élitiste. Or aujourd’hui le design se situe également dans les gestes. Morgane a conçu une section intitulée « amuse-bouche », qui constitue un moyen d’entrer dans le vif du sujet et qui nous renvoie aussi à l’imaginaire de l’apéritif. Regardez comment le design a investi ce que l’on nous propose à l’heure de l’apéritif par l’élaboration des formes (petites mignardises à grignoter) mais également dans la prise en compte des gestes. On peut gober, picorer, piquer, piocher, lécher, sucer, aspirer… Il existe une véritable grammaire du geste qui se décline de manière sensuelle, fonctionnelle, ludique et les usagers jouent avec les nombreux registres à leur disposition. Cette diversité de nuances se retrouve dans la haute gastronomie. D’ailleurs, chez les chefs qui ont une très belle signature, on constate que tout ce qui se produit avant le repas à proprement parler sert à exalter les sensations qui préfigurent ce que l’on va ressentir pendant le repas. L’apéritif est donc un fabuleux domaine de découverte en termes de saveurs comme en termes de design, et tout le monde peut y œuvrer avec ses propres moyens. Il n’est pas réservé à une élite.
CADI : Quelle définition du design pourriez-vous nous donner ?
J.J.B. : Si je devais définir le design tel que je l’entends, appliqué à mon secteur d’activités, je dirais qu’il consiste à cultiver la forme de la relation à la symbolique alimentaire, à l’espace alimentaire. Par forme, j’entends la forme des objets, des gestes, des relations et des espaces, ce qui nous renvoie à la dimension multimodale et multidirectionnelle.
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