« Le repas reste un moment extrêmement intense de cristallisation de l’imaginaire familial. »

J.J.B. : Plus les gens vivent de sensations, plus ils chercheront à donner du sens et de la profondeur à leurs sensations. Donc s’ils piochent de façon aléatoire, même sur un mode un peu déconstruit au départ, ils finissent par revenir à leurs fondamentaux. À un moment donné, ils ont envie de monter d’un cran dans les sensations. Ayant beaucoup travaillé autour de l’univers du vin en Bourgogne, nous nous rendons compte que les gens cherchent de plus en plus à découvrir de nouveaux vins et à éviter la  « piquette ». L’exemple du thé est également significatif. Auparavant, on se contentait d’acheter sa boîte de thé Earl Grey ou Lipton Yellow. Désormais, quand quelqu’un vous sert un thé, il vous demande de choisir parmi quinze variétés différentes. Même chose pour le café : depuis l’apparition des nouveaux percolateurs, les consommateurs ont accès, sous forme de pastilles, à une telle diversité de variétés de café différentes (plus ou moins robustes, plus ou moins exotiques etc.) que l’on frise l’absurde. On atteindra bientôt une grammaire de trente pastilles pour le café. Au départ, les gens se contentent de piocher à l’aveuglette puis, lorsqu’ils sont touchés par une saveur, ils commencent à avoir envie d’explorer d’autres dimensions gustatives. Je pense que l’avenir des cercles culinaires réside dans cette recherche d’expériences que tout un chacun veut vivre avec les huiles, le café, le thé. Ensuite, il faudra investir d’autres univers comme celui de la viande, par exemple. De nos jours, lorsqu’on achète une pièce de boeuf, on n’a aucune information quant à la nature de l’animal. Est-ce une vieille vache qui a traîné dans le secteur ? Est-ce un boeuf robuste ? Un jour, on aura des boeufs « Grand cru » ! Nous nous dirigeons vers une segmentation beaucoup plus fine, plus subtile du produit alimentaire.

CADI : Mais est-ce que cette segmentation reflète un véritable besoin des consommateurs ou plutôt un nouveau territoire dont le marketing cherche à s’emparer?

J.J.B. : Les consommateurs ont envie de vivre des expériences qui sortent de l’ordinaire, de bousculer leurs propres habitudes, de se faire plaisir et de s’étonner. On cherche à renouveler ses recettes et à se copier les uns les autres.

CADI : Vous venez d’évoquer l’avenir sur le plan culinaire, mais pourriez-vous nous donner votre vision de l’avenir sur le plan de la commensalité et du repas à proprement parler ?

J.J.B. : Nous devons relier l’alimentation aux autres pratiques sociales et culturelles. Pour faire le parallèle avec le design, je pense que nous allons nous tourner de plus en plus vers l’hédonisme et vers une sensualisation de l’espace intérieur. Nous affinons nos besoins en lumière, espace et meubles modulaires afin de vivre des séquences d’action plaisantes et multiples. Les  tables peuvent s’élargir, les canapés se déplier et se transformer etc. Les objets et meubles ne cessent de devenir de plus en plus sophistiqués. L’alimentation va également suivre cette tendance grâce à une sophistication des objets liés à la cuisine. Nous développerons une sensibilité culinaire tout en nous facilitant la vie. Nous consommerons de plus en plus de plats semi-préparés couplés à des fours plus sophistiqués, mieux adaptés à ce genre de produits pour une cuisson optimum. La cuisine va, tout comme la salle de bains, se muer en un des espaces les plus porteurs de signification et de sensation dans la maison. Alors, comment imaginer que la cuisine s’enrichisse à tous points de vue et sous toutes les dimensions sans que la cuisine qu’on y prépare n’évolue ? Si nous ne basculons pas vers un enrichissement culinaire, nous évoluerons vers un enrichissement de la sensibilité alimentaire. Les gens ne cuisineront pas mais vivront tout de même des scènes alimentaires plus riches. Cela passera autant par le design, par l’ambiance créée, que par les produits alimentaires eux-mêmes.

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