« Le repas reste un moment extrêmement intense de cristallisation de l’imaginaire familial. »
D’autre part, le secteur des commandes de repas par téléphone me semble une niche qui pourrait s’avérer très fructueuse pour qui trouvera un concept novateur, plus qualitatif que la formule du livreur de pizza. La cuisine à domicile va certainement se développer. Nous aurons de plus en plus facilement recours aux services de cuisiniers à domicile pour recevoir des invités. Cette pratique encore élitiste risque de se banaliser au cours des prochaines années. J’ai la conviction que la démocratisation des voyages, le développement des technologies multimédia vont oeuvrer à l’évolution de notre sensibilité culinaire, en cuisine, et alimentaire, à table. Nous assistons actuellement à une véritable explosion des sites Internet culinaires. J’ai d’ailleurs participé à l’élaboration d’une revue, « Nouveaux actes sémiotiques », uniquement consacrée aux sites culinaires.
Notre travail en tant que spécialistes de la communication va consister à orienter le consommateur, à ne pas capitaliser sur sa docilité ni sa médiocrité ou son pouvoir d’achat plus ou moins élevé, mais sur son intelligence, sa sensibilité et son envie de faire de l’alimentation une performance culturelle au quotidien. En effet, cuisiner un plat pour la première fois, retourner une crêpe pour la première fois, dresser une belle table, recevoir ses amis – avec la pression que cela induit – sont autant de performances culturelles. Enormément de symbolique, d’humanité et d’amour (allez, lâchons le mot !) sont véhiculés par ces gestes. Toute cette gestuelle est extrêmement importante, les gestes qu’un parent transmet à ses enfants et réciproquement. Il y a de l’amour qui passe à travers tous ces signes, il n’y a pas que du lien social.
CADI : Comment le design pourrait-il suivre ces évolutions sociologiques au niveau de la scène alimentaire et des arts de la table ?
J.J.B. : Les formations à l’esthétique doivent s’ouvrir à l’esthétique de l’espace, des relations, de la communication (c’est-à-dire à la forme que l’on donne à la communication dans son ensemble). Cela ne se produira qu’en adoptant une approche interdisciplinaire, pluridisciplinaire. Les acteurs du design semblent aller dans ce sens, la preuve en est que vous m’interrogez aujourd’hui. Il faut qu’ils continuent dans ce sens en dialoguant avec des sociologues, des anthropologues, des sémiologues.
L’approche esthétique comme on l’entend en arts plastiques doit s’ouvrir à d’autres pratiques. La question de l’esthétique est liée à celle de l’anthropologie. La notion clé selon moi, c’est la notion de forme. L’individu est un peu perdu dans l’existence. Il est pressé par le temps, fatigué, stressé, sous pression mais, au milieu de toute cette confusion, il cherche à donner une forme et du sens à son existence. Le design doit participer de cet humanisme-là. Quand quelqu’un achète une lampe ayant telle ou telle forme, il cherche à donner une certaine coloration, une certaine lumière à son salon. Pourquoi veut-il donner cette lumière ? Parce qu’à travers cette lumière il veut traduire une certaine intériorité, une certaine temporalité et une certaine qualité de relation aux autres. Ainsi, dès que vous tirez sur le fil, vous arrivez à des dimensions symboliques, humanistes et vous dépassez la sphère de l’esthétique.
CADI : Et en ce sens, design et communication semblent se rencontrer.
J.J.B. : Oui, il s’agit pour ces deux disciplines de travailler cette forme, telle que je viens de la définir, afin de donner du sens à l’existence et à l’expérience des usagers. Non seulement créer des formes, mais comprendre pourquoi ou en quoi, une forme prend ou non.
Propos recueillis par Morgane SAYSANA, coordinatrice éditoriale de la revue CADI.
Publications de Jean-Jacques Boutaud
BOUTAUD Jean-Jacques. Sémiotique ouverte. Itinéraires sémiotiques en communication. Paris : Hermès Science Publications, 2007, 194 p.
BOUTAUD Jean-Jacques. Le sens gourmand. De la commensalité – du goût – des aliments. Paris : Jean-Paul Rocher éditeur, 2005, 200 p.
BOUTAUD Jean-Jacques. L’imaginaire de la table. Paris : L’Harmattan, 2004, 281 p.
Articles récents :
BOUTAUD Jean-Jacques. De l’utilité d’un concept : l’image gustative. VOIR, 2004, 28-29.
BOUTAUD Jean-Jacques. De la difficulté de communiquer un concept polysensoriel. In BOILLOT Francine, GRASSE Marie-Christine, HOLLEY André (eds.). Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? Aix-en-Provence : EDISUD, 2004, 192 p.
Page 8 of 9 | Previous page | Next page