Accompagner l’anorexie de l’adolescent grâce au design : entretien avec Guylaine Sauvaget-Lasserre, Psychologue clinicienne
Guylaine Sauvaget-Lasserre : Ces personnes ont une jouissance autre mais, comme le concept de jouissance est protéiforme, et une possible équivoque dans notre échange tient au fait que nous employons des mots qui recèlent des acceptions différentes dans nos domaines respectifs, du design et de la psychologie. Pour moi, l’anorexique est dans une quête insatiable de jouissance, mais pas au sens où vous l’entendez. Je parlerai plutôt de « plaisir », notion à différencier de celle de jouissance. D’ailleurs, je tiens à spécifier que les acceptions diffèrent même entre psychologie et psychanalyse. Je ne pense donc pas que les sujets anorexiques puissent trouver du plaisir dans l’alimentation. En revanche, elles peuvent retrouver ce plaisir au travers de leur vécu dans des ateliers sur l’alimentation du type de ceux initiés et animés par Aurore, donc dans le partage. J’ignore comment le plaisir partagé peut se mettre en œuvre dans une démarche de designer mais, comme Aurore l’a bien compris, je pense que le designer doit se pencher sur les phénomènes de bande, de groupe, « d’être avec l’autre », avec ces pairs si chers aux adolescents, car les choses partagées se basent sur cette notion de bande, de pairs.
Jean-Patrick Péché : Vous faites ici référence à des travaux sur lesquels nous avons planché l’année dernière, au sujet de l’alimentation des jeunes adultes et plus particulièrement de la consommation de fruits et légumes. Avec l’aide d’un sociologue, nous avons observé comment les jeunes consommaient en bande, et nous avons pu comprendre le symbolisme inhérent au partage d’une pizza, d’un paquet de chips, et même du « faux partage », c’est-à-dire quand chacun commande son hamburger et va s’asseoir à la même table dans un fast food. L’expérience s’est révélée fort intéressante. Le partage permet de dépasser ce que vous décriviez. Mais j’aurais encore une autre question : vous qui faites des ateliers d’expression plastique avec le même type de population, pensez-vous que travailler avec un chef cuisinier pourrait enrichir votre travail auprès des patients ?
Guylaine Sauvaget-Lasserre : Je ne le pense pas, mais il me semble que cette perspective pourrait être intéressante dans des ateliers d’art appliqué culinaire car les chefs cuisiniers ont un savoir que ne possèdent pas obligatoirement les soignants, ou les designers, sur la structure moléculaire des aliments, leur préparation ou leur présentation. Malgré cela, pour conduire son travail, Aurore, sans être chef cuisinier, est partie du quotidien alimentaire de ces adolescents dans le cadre de l’hôpital, (barquettes de repas « un peu insipides », « informes », « pas très sympathiques », etc.) en se donnant pour objectif d’y réintroduire le sensoriel. Nous sommes tous singuliers et notre acuité sensorielle nous est propre ; par exemple, certains adolescents reniflent systématiquement les aliments avant de les manger, ce qui n’est pas une pratique courante.
Le designer se nourrit d’une discipline connexe (la psychologie) et vice-versa
Jean-Patrick Péché : Revenons au travail d’Aurore. Elle a d’abord travaillé sur les adolescents et l’anorexie pour évoluer ensuite vers l’alimentation des ados et des jeunes adultes en général. Cette méthode : partir d’une pathologie pour y apprendre des choses – puisque c’est visiblement le cas pour Aurore – puis appliquer une partie de ces constats à la constitution de produits ou d’aliments pour jeunes adultes vous semble pertinente ?
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