Entretien avec Jean-Jacques Boutaud, sémiologue
« Transfert(s) de connaissance » : les entretiens
Depuis 2008, l’équipe de rédaction de CADI mène un travail d’enquête consacré au thème « Transfert(s) de connaissance », basé sur des interviews de personnalités ayant accepté d’encadrer nos étudiants de 5e année lors de leur projet de fin d’études. Il s’agit de constituer un corpus de témoignages permettant de mieux saisir les modes de collaboration et de représentation à l’œuvre entre les différents acteurs de l’innovation et de la création dans le contexte des enjeux économiques, culturels et environnementaux de nos sociétés.Depuis mars 2010, la version papier a fait place à une publication en ligne…
Jean-Jacques Boutaud est professeur de communication à l’Université de Bourgogne et spécialiste en sémiologie et sémiotique. Il s’intéresse plus particulièrement aux arts de la table et a publié plusieurs ouvrages sur les relations entre sémiotique et communication. La communication des univers sensibles est un thème essentiel de recherche au sein du laboratoire qu’il dirige, dont les travaux portent sur l’Image, les Médiations et le Sensible en Information-Communication (LIMSIC).
Ré-enchanter notre quotidien à tout prix
CADI : Quelle est la différence entre sensoriel et sensible ?
J.J.B. : Le sensoriel désigne tout ce qui a trait à l’activité des sens et sensations. Cette distinction est très importante si l’on peut analyser la mobilisation des sens séparément (l’olfaction, le goût, le toucher), on envisage de plus en plus leurs activités combinées. C’est ce que l’on appelle la synesthésie, ou comment les sens peuvent œuvrer en commun.
Le sensible, lui, gravite autour du besoin de réenchanter notre quotidien non seulement à travers le sens mais également les sens, les sensations et les émotions, et donc de vivre toutes nos activités, le travail et la vie familiale sur le mode sinon du plaisir, du moins sur le mode d’une expérience positive. Personne ne souhaite souffrir, évidemment ! Mais ce terrain est glissant, s’y engager revient à ouvrir la boîte de Pandore. Même dans une société actuelle difficile à vivre, avec nombre de problèmes, tous les individus ont en eux ce besoin de réenchanter leur quotidien. Répondre à ce besoin fait partie de notre travail de spécialistes de la communication.
La troisième dimension de nos activités est la dimension symbolique, au-delà du sensoriel et du sensible, c’est-à-dire la construction idéale de l’image de soi dans le rapport aux autres. Le symbolique met toujours en jeu un mot-clé très difficile à travailler : l’identité. Il peut s’agir aussi bien de l’identité d’une marque que de celle d’un lieu, de l’identité conférée à un objet et à toutes les organisations et associations qui peuvent voir le jour entre les personnes. Évidemment, ces trois dimensions sont étroitement liées.
CADI : Quels sont donc les enjeux essentiels de ces trois grands axes sur lesquels vous vous penchez ?
J.J.B. : C’est tout d’abord l’évolution de la demande sociale. D’une certaine manière, nous avons échappé à une forme de nécessité basique. Aujourd’hui, à travers nos comportements, nos habitudes et nos besoins, nous manifestons une attente de sens de plus en plus forte, liée à notre éducation et à l’éveil de notre sensibilité. Les questions de bien commun, de rapport aux autres et à soi-même deviennent de plus en plus sensibles pour l’homme moderne. On voit ainsi comment se cultive à la fois le narcissisme contemporain et le rapport à soi, mais aussi l’écoute de soi et le besoin d’enrichir son intériorité. Pour illustrer ce phénomène, je prends souvent l’exemple du stéréotype de la vie d’un mineur, telle qu’elle a pu être décrite par Zola au XIXe siècle. Quand le mineur descendait à la mine tous les matins pour y passer quatorze heures, il s’interrogeait sans doute peu sur son identité et sur l’identité de la mine et se souciait peu de savoir si le management de la communication interne de la mine répondait à ses attentes. À son retour chez lui, il ne se demandait pas davantage si l’ambiance de son univers domestique allait enrichir sa sensibilité. De nos jours, le primat exprimé à l’unanimité par nos contemporains est la qualité de vie. Et lorsque vous interrogez ces mêmes gens sur ce qu’ils entendent par « qualité de vie », ils répondent que cela consiste à donner du sens à son existence. Évidemment, ces attentes de sens intéressent un sémioticien. Elles s’expriment à travers des signes et des relations concrètes à des objets. Un sémioticien va donc s’intéresser à une foule de signes qui correspondent à ces attentes de sens. Ce seront des signes triviaux, apparemment superficiels, des choix de couleurs, des choses assez banales, mais dont on ne pourra pas dire qu’elles manquent de profondeur.
La sémiotique et les signes font partie de notre vie quotidienne
CADI : En effet, il y a toujours du symbole derrière les choix que l’on fait.
J.J.B. : Toujours, en effet. Une sorte de retour de sens. Selon les périodes de son existence on se polarisera sur un élément, une couleur, par exemple, au moment du choix de la décoration dans un appartement et, à d’autres périodes, cette attention-là s’efface au profit d’autres éléments sémiotiques qui suscitent notre intérêt. Le primat reste cette attente de sens, liée à la volonté de donner du sens à notre existence sous toutes les formes possibles, avec une seule exigence : l’amélioration de la qualité de vie.
CADI : Ce phénomène sert la cause des sémioticiens puisque cela signifie que les gens sont en demande de sémiotique, sans même se le formuler, ni le mettre en mots.
J.J.B. : Bien que Roland Barthes ait dit : « Le propre de notre société est de transformer tout usage en signe de cet usage », nous n’avons pas toujours conscience de donner une valeur signifiante ou sémiotique aux choses. Une audience béotienne sera souvent surprise de comprendre que la sémiotique et les signes font partie de sa vie quotidienne et qu’elle la pratique du matin au soir. Dans l’introduction de l’ouvrage Le signe[1] Umberto Eco analyse le quotidien de M. Sigma qui est au contact de signes du matin au soir et donne donc une valeur de signe à tout ce qu’il voit, tout ce qu’il croise et à tous les éléments avec lesquels il est en interférence.
CADI : Pour décrypter le monde dans lequel il vit…
J.J.B. : Oui. Regardez autour de vous l’importance accordée à l’éclairage et à la lumière : cela en dit long. Quelques années auparavant, en entrant chez vos grands-parents, vous allumiez le néon et l’affaire était classée. Aujourd’hui, même dans une simple chambre d’étudiant, vous trouverez quatre ou cinq luminaires, gage d’une volonté de créer une ambiance. Or, derrière cette volonté se cache celle de composer une espèce d’univers organique à l’intérieur du domicile. Il s’agit non seulement de créer une ambiance mais également un rapport investi de sensations très fortes, avec des lumières chaudes et froides, plus ou moins opalescentes ou évanescentes jouant sur la transparence et l’opacité. Si l’on analyse juste cette isotopie, ce segment-là de la lumière, vous remarquerez une incidence déjà très forte sur nos rapports au monde et au quotidien.
« La table offre une unité de temps, de lieu, d’action »
CADI : C’est en qualité de spécialiste des arts de la table que vous avez encadré le projet de Morgane BILY. Vous avez écrit dans l’un de vos ouvrages que vous voyiez la table comme « lieu symbolique d’échanges », comme une « métaphore de la communication ». Pourriez-vous revenir sur le lien entre sémiotique et les habitudes alimentaires ?
J.J.B. : La table offre une unité de temps, de lieu, d’action. Quels sont les lieux qui vous ont le plus marqué dans votre quotidien et votre histoire personnelle ? Évidemment le lieu de la résidence familiale, lieu de notre éducation. Et, à l’intérieur de ce lieu, il y a un endroit qui concentre toutes les attentions : la table. Lorsque votre maman criait « À table ! », c’était un avertissement déclencheur d’un rituel auquel vous ne pouviez vous soustraire. Il existe donc une obligation, heureuse ou malheureuse, de s’attabler à heure fixe. De là naît une situation de huis clos. On s’assoit à table, on ne la quitte pas avant la fin du repas.
Tous ces codes sont évidemment remis en cause aujourd’hui. On parle de « déconstruction » de la table. Mais l’imaginaire subsiste, se retrouver à table, entre amis, sinon en famille. La table concentre beaucoup de signes, à travers les aliments et leur valeur symbolique. Ce que nous mangeons nous renvoie à un signe qui a la particularité rare d’être incorporé. Si l’on évoque la densité des signes, le signe gustatif est, après le signe amoureux, celui avec lequel le contact est le plus fort. Cette incorporation n’est pas neutre et elle influe beaucoup sur notre identité.
Le dispositif de la table est également un point important. Il y a un fort symbolisme dans le positionnement des convives où chacun a sa place attitrée. Des rapports hiérarchiques (coin de table, milieu de table, bout de table) ou de proximité se créent (on prend l’habitude de s’asseoir à côté de telle ou telle personne). Un enfant voudra être assis à côté de son papa, de sa maman, de son grand frère, de sa grande sœur ou, au contraire, les éviter. Il y a aussi tout le discours qui va naître à table, tout ce que l’on entend à table et tout ce que l’on peut dire. J’ai 53 ans et j’appartiens à une génération qui devait encore se taire à table. Bien souvent, j’étais en observation des parents qui avaient le droit de parole. Et lors des réunions, on ressentait la frustration (teintée de joie également) du bout de table. J’ai également assisté à beaucoup de repas de famille lors desquels les hommes s’asseyaient d’un côté et les femmes de l’autre. Si ce genre de coutumes se perd, il se conserve aussi dans certains lieux et certaines cultures. Dans certains repas de famille, l’alcool facilite le dialogue en se faisant un adjuvant de la parole, favorisant l’expression. Les repas quotidiens fonctionnent aussi sur un rythme plus ou moins immuable, que l’on peut apprécier ou exécrer. Un adolescent, par exemple, aura du mal à s’attabler à heure fixe et à supporter les parents tout un repas durant.
De la commensalité
CADI : Vous avez écrit : « Au-delà du besoin physiologique, manger, l’homme cultive un besoin non moins vital : manger ensemble. » Pourriez-vous préciser en quoi le partage alimentaire et les repas sont essentiels au maintien du tissu social ?
J.J.B. : Vous faites ici référence à une notion que l’on appelle la commensalité, c’est-à-dire le fait d’être ensemble à table. C’est un terme un peu pédant, à ne pas confondre avec la convivialité. La convivialité c’est « bien–être » ensemble. Or le terme « commensalité » exprime le fait d’être à table sans que l’atmosphère soit nécessairement conviviale. Certaines commensalités peuvent être douloureuses, contraignantes voire muettes. Dans ces cas-ci, on trouvera des solutions « sociofuges » pour éviter les autres, ne pas les embarrasser et faire comme si on n’entendait pas ce qu’ils disaient etc.
Cependant, on aura tendance à associer les deux termes. Lorsqu’on est à table, il y a une obligation de figurer. Si vous êtes invité chez des hôtes, vous ne venez pas que pour manger, on attend de vous un minimum de prestation et de figuration. Si la table ne vit pas, elle devient vite d’un ennui mortel. C’est en cela qu’elle est vraiment intéressante : Il arrive que l’alchimie ne prenne pas entre convives. La question se posera différemment dans une relation sociale entre amis, sur le mode du ré-enchantement ou dans la dramaturgie des repas de famille. […] Mais globalement, l’expérience de la table est une occasion de se retrouver, c’est une situation bien vécue. Il y a un certain plaisir à se retrouver autour de la table pour parler de choses triviales et banales de leur journée. Cette banalité participe du bon équilibre familial et d’un bien-être qui réside dans la fluidité des choses (voir les études du sociologue hongrois, Mihaly Csikszentmihalyi). Le bien-être n’est pas régi par une temporalité de bonheur absolu qui serait vécue sur le mode de l’intensité, mais sur celle de l’équilibre et de l’homéostasie. La table permet de montrer que tout va bien et d’attester de la fluidité des choses.
CADI : En effet, à table en famille, on est rarement dans l’exaltation…
J.J.B. : Exactement. Et il est intéressant de constater que la table se prête à toutes les scénarisations possibles de la vie sociale. On peut choisir le mode « réenchantement », le mode « festif », « transgressif » etc. Mais la temporalité la plus fréquente de la table reste celle de la banalité : récurrence des plats, des situations, des propos…
CADI : Le terme « homéostasie » nous renvoie aux philosophies asiatiques, et notamment aux arts martiaux, qui prônent la recherche du bonheur dans la constance.
J.J.B. : C’est la raison pour laquelle je clôture Le sens gourmand[2] par un chapitre sur saveur et fadeur. Cette dernière est une temporalité heureuse que l’on connaît lors de scènes contemplatives et répétitives : être sur la plage, serein, se contenter d’observer le flux et le reflux des vagues ; ou, comme le montre Gaston Bachelard, être assis devant le feu. Il ne se passe rien, nous sommes dans une sorte de relation suspendue au monde, une vacuité du sens pourtant chargée d’intensité. La table peut s’inscrire dans ce mode de relation à soi et au monde. Elle est donc un peu fade, ce qui veut dire qu’elle approche d’une certaine forme de quiétude. Mais c’est également un lieu où beaucoup d’informations extrêmement importantes à propos de la socialité sont transmises aux enfants. C’est ce huis clos qui m’intéresse, ce moment partagé dans une scène qui a son unité de temps, de lieu et d’action.
CADI : La table offre un miroir des interactions de la famille et du groupe.
J.J.B. : On y observe les évolutions sociales, les rites de passage : premier verre de vin de l’enfant, première autorisation de déboucher une bouteille de champagne et nombre de petites performances culturelles initiatiques qu’on a oubliées…
L’apport du design aux arts de la table et au partage alimentaire
CADI : En quoi le design est-il une démarche intéressante dans le contexte des arts de la table et du partage alimentaire ?
J.J.B. : Morgane Bily, dont j’ai été le tuteur, a très bien compris qu’une étude de design devait intégrer la dimension de signe. Ceci vaut pour le contexte général du champ d’activité du design, bien entendu, mais s’avère particulièrement important dans le contexte de la table, tel que nous venons d’en parler.
Morgane a beaucoup travaillé sur le choix des titres de parties de son mémoire. Elle proposait, par exemple, une « fricassée d’idées ». Elle a trouvé beaucoup de titres eux-mêmes savoureux. On pourrait presque parler de design du titre, dans l’annonce de ses éléments d’étude.
Le design se retrouve dans la prise en compte de l’emballage (le packaging) D’ailleurs, certains plats apparaissent avec leur packaging sur la table. Le design se manifeste aussi à travers la forme des ustensiles (thème auquel Morgane Bily a consacré tout un chapitre dans son mémoire). Il nécessite l’étude des gestes, des ambiances, de la lumière, par exemple (bougies, chandelles, candélabres etc.) On peut même imaginer un design sonore, point extrêmement important dans un restaurant. Les territoires du design sont donc co-extensibles. Les agences de design d’aujourd’hui prônent une approche multidirectionnelle, voire multimodale et holistique qui englobe toutes les dimensions (politiques, sociales etc.). Morgane n’a pas eu la possibilité de travailler toutes ces dimensions-là, mais elle a tout de même réalisé un projet transversal en créant une unicité entre les objets, leurs fonctionnalités, les gestes, les espaces et le dispositif que constitue globalement la mise en scène de la table. En outre, j’ai beaucoup apprécié l’unité entre le fond et la forme. Les slides qu’elle a utilisés comportent, pour beaucoup, des couleurs alimentaires (pistache, framboise, cappucino, etc.). Ainsi dès la première page, le lecteur est plongé dans une ambiance alimentaire. Cette étudiante est dotée d’une très grande sensibilité pour ce qui est du design des formes, des couleurs, des mots. Elle a choisi comme isotopie, point central, l’alimentaire, et a su le décliner sous toutes les formes et tous les modes, à travers un projet savoureux au rendu très professionnel.
CADI : C’est peut-être dans la dimension multimodale de l’expérience que le design et les arts de la table se rencontrent vraiment.
J.J.B. : Oui car si Morgane s’en était tenue à la simple dimension des objets, elle n’aurait agi que sur un champ extrêmement réduit, très élitiste. Or aujourd’hui le design se situe également dans les gestes. Morgane a conçu une section intitulée « amuse-bouche », qui constitue un moyen d’entrer dans le vif du sujet et qui nous renvoie aussi à l’imaginaire de l’apéritif. Regardez comment le design a investi ce que l’on nous propose à l’heure de l’apéritif par l’élaboration des formes (petites mignardises à grignoter) mais également dans la prise en compte des gestes. On peut gober, picorer, piquer, piocher, lécher, sucer, aspirer… Il existe une véritable grammaire du geste qui se décline de manière sensuelle, fonctionnelle, ludique et les usagers jouent avec les nombreux registres à leur disposition. Cette diversité de nuances se retrouve dans la haute gastronomie. D’ailleurs, chez les chefs qui ont une très belle signature, on constate que tout ce qui se produit avant le repas à proprement parler sert à exalter les sensations qui préfigurent ce que l’on va ressentir pendant le repas. L’apéritif est donc un fabuleux domaine de découverte en termes de saveurs comme en termes de design, et tout le monde peut y œuvrer avec ses propres moyens. Il n’est pas réservé à une élite.
CADI : Quelle définition du design pourriez-vous nous donner ?
J.J.B. : Si je devais définir le design tel que je l’entends, appliqué à mon secteur d’activités, je dirais qu’il consiste à cultiver la forme de la relation à la symbolique alimentaire, à l’espace alimentaire. Par forme, j’entends la forme des objets, des gestes, des relations et des espaces, ce qui nous renvoie à la dimension multimodale et multidirectionnelle.
Dans ma branche, on parle de plus en plus d’approche écologique, ce qui implique de se mettre davantage à la place du consommateur. Dans une telle démarche, le moindre détail compte (le son, la forme, les gestes, les objets). Dès que je m’immerge dans un milieu, je m’aperçois que tout participe de la forme globale de la réceptivité à la symbolique alimentaire. La grande nouveauté est que cette réceptivité est accentuée pour tout le monde. En effet, une très forte attente de sens est exprimée à tous les niveaux alors qu’elle était jadis réservée à l’aristocratie. Mais cette dernière s’est embourbée dans les codes. La bourgeoisie a développé le caractère gastronomique, mais s’est ensuite enfermée dans un carcan, un habitus bourgeois avec ses normes et ses codes. De nos jours, on s’aperçoit que la gastronomie est une invention permanente. On manipule les signes, des grammaires alimentaires de plus en plus libres, émancipées, riches : de la bonne franquette au repas gastronomique très normatif, très élaboré, très « grand siècle », en passant par la blanquette en famille, le brunch ou l’apéritif dînatoire entre amis et les croque-monsieur avec les enfants. Le bourgeois ne jouissait pas d’une telle diversité, il se contentait d’appeler la bonne qui lui cuisinait inlassablement les mêmes plats traditionnels.
À Dijon, j’ai déjà organisé de nombreux repas thématiques (ambiance seventies, repas intégralement composés de TUC, repas tout bleu, tout rouge, tout noir, inversion de l’ordre des plats, etc.). Les gens ont envie d’inventer des thématiques, de se faire du bien. Ce n’est ni un plaisir de riche, ni une nécessité de pauvre, c’est la liberté des gens de s’amuser à table et de produire du signe.
Nouvelle scénarisation de l’espace intérieur, nouvelles pratiques alimentaires
CADI : À l’heure actuelle, les besoins et habitudes alimentaires sont en pleine mutation (basculement vers des scènes alimentaires de moins en moins protocolaires). Pourquoi ces changements s’opèrent-ils ? Où nous mèneront-ils ?
J.J.B. : La scénarisation du quotidien est beaucoup plus forte qu’auparavant. Comparez, par exemple, le rapport entre l’espace alimentaire et l’aménagement de l’intérieur. Auparavant, les pièces étaient très fonctionnelles : la cuisine où l’on mangeait, le salon où l’on se réunissait de temps en temps, mais tout en faisant attention à ne pas faire de traces de doigts sur la table que la mère passait son temps à astiquer, et les chambres pour dormir. Tout ceci a énormément évolué : la cuisine est devenue un lieu de vie et d’échanges doté d’un « super design ». Nous y passons plus de temps que dans le salon qui, lui-même, s’est mué en home cinema où l’on peut également manger. Toutes les grammaires des arts de la table peuvent se conjuguer dans toutes les pièces de la maison : manger perché sur des tabourets dans la cuisine, se faire un plateau-repas dans la chambre ou le salon entre époux, devant « La Nouvelle Star ». À travers cette nouvelle scénarisation de l’espace intérieur, les gens cherchent à vivre de nouvelles expériences. D’autre part, l’homme du vingt-et-unième siècle n’est plus enfermé dans des grammaires clivées. Grâce à l’accès de plus en plus facile à la mobilité, il a eu l’occasion de voyager, de découvrir de nouvelles cultures et habitudes alimentaires. Il a mangé tex-mex, italien, chinois etc. Et même sans voyager, il suffit qu’il se rende dans les espaces exotiques installés dans toutes les principales enseignes de Grande Distribution pour élargir son horizon culinaire et se confronter à des saveurs inédites. Grâce à ce phénomène, les grammaires alimentaires se sont beaucoup enrichies. La méfiance vis-à-vis de la nourriture asiatique se perd. Les commandes de repas à domicile ont beaucoup évolué et deviennent de plus en plus sophistiquées. Cette « déconstruction » de la table permet davantage de liberté et un renouvellement des expériences inédites. Malgré l’évolution des moeurs, lorsque l’on interroge l’opinion française, « manger ensemble » demeure l’un des principaux symboles de cohésion familiale. Le repas reste un moment extrêmement intense de cristallisation de l’imaginaire familial.
CADI : En tant que spécialiste de la communication autour des arts de la table, ne déplorez-vous pas cette évolution des habitudes alimentaires vers des scènes de moins en moins protocolaires ?
J.J.B. : Plus les gens vivent de sensations, plus ils chercheront à donner du sens et de la profondeur à leurs sensations. Donc s’ils piochent de façon aléatoire, même sur un mode un peu déconstruit au départ, ils finissent par revenir à leurs fondamentaux. À un moment donné, ils ont envie de monter d’un cran dans les sensations. Ayant beaucoup travaillé autour de l’univers du vin en Bourgogne, nous nous rendons compte que les gens cherchent de plus en plus à découvrir de nouveaux vins et à éviter la « piquette ». L’exemple du thé est également significatif. Auparavant, on se contentait d’acheter sa boîte de thé Earl Grey ou Lipton Yellow. Désormais, quand quelqu’un vous sert un thé, il vous demande de choisir parmi quinze variétés différentes. Même chose pour le café : depuis l’apparition des nouveaux percolateurs, les consommateurs ont accès, sous forme de pastilles, à une telle diversité de variétés de café différentes (plus ou moins robustes, plus ou moins exotiques etc.) que l’on frise l’absurde. On atteindra bientôt une grammaire de trente pastilles pour le café. Au départ, les gens se contentent de piocher à l’aveuglette puis, lorsqu’ils sont touchés par une saveur, ils commencent à avoir envie d’explorer d’autres dimensions gustatives. Je pense que l’avenir des cercles culinaires réside dans cette recherche d’expériences que tout un chacun veut vivre avec les huiles, le café, le thé. Ensuite, il faudra investir d’autres univers comme celui de la viande, par exemple. De nos jours, lorsqu’on achète une pièce de boeuf, on n’a aucune information quant à la nature de l’animal. Est-ce une vieille vache qui a traîné dans le secteur ? Est-ce un boeuf robuste ? Un jour, on aura des boeufs « Grand cru » ! Nous nous dirigeons vers une segmentation beaucoup plus fine, plus subtile du produit alimentaire.
CADI : Mais est-ce que cette segmentation reflète un véritable besoin des consommateurs ou plutôt un nouveau territoire dont le marketing cherche à s’emparer?
J.J.B. : Les consommateurs ont envie de vivre des expériences qui sortent de l’ordinaire, de bousculer leurs propres habitudes, de se faire plaisir et de s’étonner. On cherche à renouveler ses recettes et à se copier les uns les autres.
CADI : Vous venez d’évoquer l’avenir sur le plan culinaire, mais pourriez-vous nous donner votre vision de l’avenir sur le plan de la commensalité et du repas à proprement parler ?
J.J.B. : Nous devons relier l’alimentation aux autres pratiques sociales et culturelles. Pour faire le parallèle avec le design, je pense que nous allons nous tourner de plus en plus vers l’hédonisme et vers une sensualisation de l’espace intérieur. Nous affinons nos besoins en lumière, espace et meubles modulaires afin de vivre des séquences d’action plaisantes et multiples. Les tables peuvent s’élargir, les canapés se déplier et se transformer etc. Les objets et meubles ne cessent de devenir de plus en plus sophistiqués. L’alimentation va également suivre cette tendance grâce à une sophistication des objets liés à la cuisine. Nous développerons une sensibilité culinaire tout en nous facilitant la vie. Nous consommerons de plus en plus de plats semi-préparés couplés à des fours plus sophistiqués, mieux adaptés à ce genre de produits pour une cuisson optimum. La cuisine va, tout comme la salle de bains, se muer en un des espaces les plus porteurs de signification et de sensation dans la maison. Alors, comment imaginer que la cuisine s’enrichisse à tous points de vue et sous toutes les dimensions sans que la cuisine qu’on y prépare n’évolue ? Si nous ne basculons pas vers un enrichissement culinaire, nous évoluerons vers un enrichissement de la sensibilité alimentaire. Les gens ne cuisineront pas mais vivront tout de même des scènes alimentaires plus riches. Cela passera autant par le design, par l’ambiance créée, que par les produits alimentaires eux-mêmes.
D’autre part, le secteur des commandes de repas par téléphone me semble une niche qui pourrait s’avérer très fructueuse pour qui trouvera un concept novateur, plus qualitatif que la formule du livreur de pizza. La cuisine à domicile va certainement se développer. Nous aurons de plus en plus facilement recours aux services de cuisiniers à domicile pour recevoir des invités. Cette pratique encore élitiste risque de se banaliser au cours des prochaines années. J’ai la conviction que la démocratisation des voyages, le développement des technologies multimédia vont oeuvrer à l’évolution de notre sensibilité culinaire, en cuisine, et alimentaire, à table. Nous assistons actuellement à une véritable explosion des sites Internet culinaires. J’ai d’ailleurs participé à l’élaboration d’une revue, « Nouveaux actes sémiotiques », uniquement consacrée aux sites culinaires.
Notre travail en tant que spécialistes de la communication va consister à orienter le consommateur, à ne pas capitaliser sur sa docilité ni sa médiocrité ou son pouvoir d’achat plus ou moins élevé, mais sur son intelligence, sa sensibilité et son envie de faire de l’alimentation une performance culturelle au quotidien. En effet, cuisiner un plat pour la première fois, retourner une crêpe pour la première fois, dresser une belle table, recevoir ses amis – avec la pression que cela induit – sont autant de performances culturelles. Enormément de symbolique, d’humanité et d’amour (allez, lâchons le mot !) sont véhiculés par ces gestes. Toute cette gestuelle est extrêmement importante, les gestes qu’un parent transmet à ses enfants et réciproquement. Il y a de l’amour qui passe à travers tous ces signes, il n’y a pas que du lien social.
CADI : Comment le design pourrait-il suivre ces évolutions sociologiques au niveau de la scène alimentaire et des arts de la table ?
J.J.B. : Les formations à l’esthétique doivent s’ouvrir à l’esthétique de l’espace, des relations, de la communication (c’est-à-dire à la forme que l’on donne à la communication dans son ensemble). Cela ne se produira qu’en adoptant une approche interdisciplinaire, pluridisciplinaire. Les acteurs du design semblent aller dans ce sens, la preuve en est que vous m’interrogez aujourd’hui. Il faut qu’ils continuent dans ce sens en dialoguant avec des sociologues, des anthropologues, des sémiologues.
L’approche esthétique comme on l’entend en arts plastiques doit s’ouvrir à d’autres pratiques. La question de l’esthétique est liée à celle de l’anthropologie. La notion clé selon moi, c’est la notion de forme. L’individu est un peu perdu dans l’existence. Il est pressé par le temps, fatigué, stressé, sous pression mais, au milieu de toute cette confusion, il cherche à donner une forme et du sens à son existence. Le design doit participer de cet humanisme-là. Quand quelqu’un achète une lampe ayant telle ou telle forme, il cherche à donner une certaine coloration, une certaine lumière à son salon. Pourquoi veut-il donner cette lumière ? Parce qu’à travers cette lumière il veut traduire une certaine intériorité, une certaine temporalité et une certaine qualité de relation aux autres. Ainsi, dès que vous tirez sur le fil, vous arrivez à des dimensions symboliques, humanistes et vous dépassez la sphère de l’esthétique.
CADI : Et en ce sens, design et communication semblent se rencontrer.
J.J.B. : Oui, il s’agit pour ces deux disciplines de travailler cette forme, telle que je viens de la définir, afin de donner du sens à l’existence et à l’expérience des usagers. Non seulement créer des formes, mais comprendre pourquoi ou en quoi, une forme prend ou non.
Propos recueillis par Morgane SAYSANA, coordinatrice éditoriale de la revue CADI.
Publications de Jean-Jacques Boutaud
BOUTAUD Jean-Jacques. Sémiotique ouverte. Itinéraires sémiotiques en communication. Paris : Hermès Science Publications, 2007, 194 p.
BOUTAUD Jean-Jacques. Le sens gourmand. De la commensalité – du goût – des aliments. Paris : Jean-Paul Rocher éditeur, 2005, 200 p.
BOUTAUD Jean-Jacques. L’imaginaire de la table. Paris : L’Harmattan, 2004, 281 p.
Articles récents :
BOUTAUD Jean-Jacques. De l’utilité d’un concept : l’image gustative. VOIR, 2004, 28-29.
BOUTAUD Jean-Jacques. De la difficulté de communiquer un concept polysensoriel. In BOILLOT Francine, GRASSE Marie-Christine, HOLLEY André (eds.). Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? Aix-en-Provence : EDISUD, 2004, 192 p.
BOUTAUD Jean-Jacques. Sémiotique et communication. Un malentendu qui a bien tourné. Les sciences de l’information et de la communication, Savoirs et pouvoirs, Hermès, 2004, 38, pp. 96-102.
BOUTAUD Jean-Jacques. Commensalité. In MONTANDON Alain (ed). Le livre de l’hospitalité. Paris, Bayard, 2004. (Envers du décor)
[1] Umberto Eco, Le Signe, histoire et analyse d’un concept, trad. Jean-Marie Klinkenberg (1988), Bruxelles : Édtions du Labor, 1988.
[2] Le sens gourmand. De la commensalité – du goût – des aliments, Jean-Paul Rocher éditeur, 2005, Paris.
Plus d’informations sur le projet 1001 saveurs de Morgane BILY
Morgane dit que son métier consiste à écrire des objets, écrire des histoires, écrire des relations.
Belle définition du travail du designer, un travail d’écriture ; car « donner forme », c’est bien écrire une histoire. Pour entrer dans cette « histoire », le design privilégie deux « entrées » : l’usage, le sens.
L’histoire ici ? « Comment adapter l’Art de la table à l’évolution des modes de réception, d’alimentation et de consommation ? », avec pour objectif : « innover pour que l’industrie française des arts de la table résiste à l’invasion asiatique ».
Morgane n’a pas occulté le fait que des objets « d’art de la table » sont avant tout des réceptacles de saveurs, de culture, d’expérience de consommation. Ainsi le travail ne commença pas par une recherche de formes, mais par le questionnement de sociologues, de philosophes, de spécialistes du marketing et d’anthropologues, et l’observation de pratiques culinaires festives, y compris « exotiques », multiculturelles, dans un contexte de mondialisation économique, et donc culturelle…
Elle a intégré ce qu’est un repas (1), la « scène alimentaire », ce bien être global, physique, psychologique et social qui nécessite un cadre défini par une scénarisation de l’instant (2), et ce que représente ce précieux besoin de convivialité dans un contexte social paradoxal d’individualisation des pratiques, et de déconstruction de l’habitat.
Ce cadre de connaissances établi, il fût ensuite aisé de valider les hypothèses de travail, et passer « de la blanquette de veau au picorage » pour les 25 34 ans, c’est-à-dire de la table dressée à une mise en scène moins rigide, moins protocolaire : le « snacking » au salon.
Le travail débouche naturellement sur une proposition contemporaine, élégante, proposant des codifications compréhensibles, permettant différentes mises en scène festives, associant deux matériaux traditionnels mais facilement industrialisables : céramique et bambou.
Claude Fischler dit :“Dans leur inconscient, les hommes ont toujours su que manger n’était pas neutre mais avait quelque chose de magique.” (3) Les designers, sans faire appel à la magie, peuvent tout de même créer de l’enchantement… y compris dans les arts de la table, la plus ancienne industrie de l’humanité…
J.P. Péché – responsable du groupe de recherches « Nouvelles pratiques alimentaires », designer conférencier en design management.
Morgane Bily - +33(0)677567824 -
(1) La mise en scène d’un rituel, qui répond à « un bien être global, physique, psychologique et social ». Définition de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé).
(2) J.J. Boutaud, professeur à l’université de Bourgogne, ses ouvrages concernent principalement la communication du goût, du sensible et les rapports sémiotiques et communication.
(3) C. Fischler, membre du Comité scientifique de l’Ocha, directeur de recherches au CNRS (Sociologie) et co-responsable du Centre d’ Études Transdisciplinaires – Sociologie, Anthropologie, Histoire (CETSAH), équipe de recherche de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales associée au CNRS.
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