Les cahiers de recherche de L'École de design Nantes Atlantique

30 novembre 2010    Entretiens · mutations du cadre bâti   

Posted by m.saysana

« La démarche design fait partie de notre quotidien » – Entretien avec Pascal Gentil de L’Innovathèque

Pascal Gentil, Responsable technique de L’Innovathèque, spécialiste en matériaux innovants, a encadré le projet éKosse de Caroline Saier, étudiante en 5e année, programme thématique Mutations du cadre bâti. Catherine Bouvard, responsable pédagogique de ce cursus a échangé avec ce dernier à propos des activités de L’Innovathèque, des enjeux contemporains en termes de matériaux et des relations qu’entretiennent le design et ce domaine.

Pascal Gentil, responsable technique à L'Innovathèque

L’innovathèque : recherche d’alternatives axée sur l’éco-conception de produits

Catherine Bouvard : L’Innovathèque a été créée pour répondre aux attentes des professionnels de l’ameublement. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette structure ?

Pascal Gentil : L’Innovathèque est un service intégré à l’institut technologique Forêt Cellulose, Bois de construction et Ameublement (FCBA). C’est un centre technique constitué de 360 personnes, au sein duquel l’outil Innovathèque existe depuis 10 ans. Il a été mis en place pour les besoins des fabricants de mobilier.

Catherine Bouvard : Et ce besoin a évolué ?

Pascal Gentil : Oui, notre travail de veille permanent nous a permis de nouer des contacts avec d’autres secteurs qui désormais nous consultent également. De ce fait, notre base de données de près de 17 00 échantillons de matériaux différents peut permettre d’alimenter des réflexions dans différents secteurs.

Catherine Bouvard : Que décelez-vous derrière l’évolution de votre clientèle ?

Pascal Gentil : Une tendance à la transposition des matériaux. Par exemple, les constructeurs automobiles se sont intéressés aux matériaux bio-sourcés. Comme nous sommes un centre technique dans la filière « bois », ils se sont penchés sur le bois et ses dérivés applicables aux véhicules. À l’inverse, les professionnels du meuble s’intéressent aux technologies de l’automobile ; ils veulent savoir comment est constitué un siège auto, quel type de rembourrage est utilisé… Nous sommes donc, en fait, un centre d’information sur des technologies transposables d’un secteur à l’autre.

Catherine Bouvard : Qu’est ce qui fait qu’on favorise l’innovation, aujourd’hui?

Pascal Gentil : Je pense qu’on a toujours innové et qu’on devra continuer. À L’Innovathèque, nous effectuons une veille internationale et sélectionnons des matériaux qui nous paraissent pertinents. Nous le faisons avant tout pour les fabricants de meubles, mais aussi pour les créatifs, les décorateurs d’intérieur, les designers et d’autres secteurs industriels.

Catherine Bouvard : Quels types de demandes recevez-vous de la part de ces professionnels ?

Pascal Gentil : C’est très varié. Dans le mobilier, on distingue plusieurs grandes familles de produits : les sièges, les tables, les rangements… Chaque groupe soulève des problèmes différents. Par exemple, un fabricant de sièges recherche des solutions de rembourrage, des textiles élastiques, autoporteurs, des structures plus fines, plus résistantes. Chez un fabricant de tables, la demande porte plutôt sur des plateaux plus légers, plus économiques. Pour les meubles de rangement, on recherche des systèmes d’articulation de portes ou de fermeture intelligente. Cependant une préoccupation commune se dégage : comment mesurer l’impact sur l’environnement ? Autrement dit, comment faire une sélection de matériaux intégrables dans un processus d’éco-conception et sur quels critères ?

éKosse, fauteuil conçu par Caroline Saier avec la complicité de Pascal Gentil

Catherine Bouvard : Cette problématique n’existait pas il y a dix ans ?

Pascal Gentil : Il y a dix ans, on tablait surtout sur un effet de nouveauté et de différentiation. Aujourd’hui, nous menons une activité de recherche plus experte, qui vise à trouver des matériaux auxquels on n’aurait pas pensé. Notre moteur de recherche est basé sur une multitude de critères transversaux. Par exemple, dans le domaine de la transparence, nous serons en mesure de proposer des matériaux issus de produits agricoles, de minéraux, de métaux et donc permettre un choix qui a priori n’était pas porté uniquement sur un produit minéral comme le verre.

Catherine Bouvard : C’est la transversalité qui fait la richesse de ce travail…

Pascal Gentil : Oui, c’est la recherche d’alternatives… axée sur l’éco-conception de produits.

Catherine Bouvard : Depuis combien de temps suivez-vous cet axe ?

Pascal Gentil : Nous travaillons sur cet axe depuis 10 ans. Nous avons été pilotes des premières actions d’éco-conception dans le mobilier en 2000. Depuis deux ou trois ans, la demande est très forte. La tendance générale est à l’éco-conception avec différentes méthodes.

Catherine Bouvard : Voyez-vous d’autres tendances émerger ?

Pascal Gentil : Effectivement. Nous explorons actuellement l’aspect toxicologique et sanitaire des matériaux en lien avec la réglementation européenne REACH. Un peu comme il y a dix ans, avec l’éco-conception, nous amorçons une nouvelle étape : nous mettons en place des outils d’analyse et des indicateurs qui vont permettre de sélectionner des matériaux, de créer des méthodologies, et donner aux designers les moyens de concevoir des produits plus respectueux de la santé. L’ère de l’environnement a fait place à celle de la santé.

Catherine Bouvard : Concrètement, quel est l’essentiel de votre pratique quotidienne à L’Innovathèque ?

Pascal Gentil : D’une part, nous menons une veille pour détecter les matériaux récemment mis sur le marché. Cette activité concerne aussi les travaux en cours dans certains laboratoires de recherche. D’autre part, nous organisons des conférences et rediffusons des informations. Enfin, nous offrons des consultations à nos clients : accompagnement d’entreprises lors de transferts de technologie, découverte de matériaux et formation.

É’KOSSE : faire de la dégradation un avantage

Catherine Bouvard : Vous avez accompagné Caroline Saier en tant que tuteur ; en quoi son projet vous a-t-il intéressé ?

Pascal Gentil : Son approche concernant la valorisation du vieillissement d’un objet est singulière. Caroline Saier envisage la dégradation d’un matériau comme un avantage plutôt qu’un inconvénient qui conduirait à une mise en fin de vie.

Catherine Bouvard : Selon vous, qu’y a-t-il d’innovant dans cette démarche ?

Pascal Gentil : La démarche est innovante par rapport à la fonction habituellement remplie par un coussin élastique. Nous avons contribué au projet de Caroline en lui proposant des matériaux et nous l’avons plutôt orientée vers un objet qui se déforme et reste en position déformée. Un produit friable malléable. C’est une innovation en terme d’usage, une nouvelle exploration du confort sur siège.

Catherine Bouvard : Est-ce qu’il ne s’agit pas d’une logique ancienne qui revient, plutôt que d’une innovation ?

Pascal Gentil : Le seul cas d’usage comparable concerne les poufs remplis de billes en polystyrène ou en verre qui s’adaptent à une morphologie. Or, le produit imaginé par Caroline s’adapte mais acquiert également une apparence vieillie, dégradée tout en restant utilisable. C’est la dimension esthétique ajoutée qui est intéressante.

Catherine Bouvard : Et peut-être aussi la dimension éthique : ne rien ajouter, conserver avec une autre esthétique.

Pascal Gentil : Ce n’est pas si évident. Aujourd’hui, on sait faire des produits souples qui ont une durée de vie assez longue. Même un meuble « jetable » composé de particules de faible épaisseur peut avoir une durée de vie de 10 à 15 ans, alors qu’à priori il n’était conçu que pour 3 à 4 ans. Mais en bricolant, en rafistolant, on parvient à faire durer les choses. On a beaucoup de mal à jeter les meubles, on s’y attache.

Pour en revenir à votre question, donner un aspect durable à un produit pourrait être intéressant, si on avait un matériau friable avec une longue durée de vie. Mais je ne crois pas que ce soit le cas dans le domaine du meuble.

Un fructueux croisement de cultures

Catherine Bouvard : Que vous a apporté cette collaboration avec l’étudiante et avec le design ?

Pascal Gentil : Pour L’Innovathèque, c’est un enrichissement supplémentaire, dans la lignée des croisements de culture que nous privilégions. Cette rencontre nous a permis de lancer une réflexion sur l’utilisation d’un matériau friable pour la conception d’un produit de morphologie d’adaptation. Nous avons un concept en tête mais, pour l’instant, il reste confidentiel.

éKosse, fauteuil conçu par Caroline Saier avec la complicité de Pascal Gentil

Catherine Bouvard : Vous êtes déjà habitués à la démarche design ?

Pascal Gentil : Oui, nous avons fréquemment des consultations avec des designers. Nous participons toujours aux projets de recherche. Cela fait partie de notre quotidien.

Catherine Bouvard : Quel bilan tirez -vous de cette collaboration ?

Pascal Gentil : Cela s’est bien passé au niveau séquençage. J’ai été agréablement surpris par la rapidité d’exécution de Caroline. Une fois la solution choisie, Caroline a dû se procurer elle-même le matériau nécessaire (le nid d’abeilles) et réaliser son prototype. Malgré les délais très courts, elle a réussi à réaliser son prototype.

Catherine Bouvard : Ce n’était pas exactement le matériau spécifié…

Pascal Gentil : … Non, mais il n’était pas très éloigné du concept initial. Comme nous étions dans l’impossibilité de recevoir le nid d’abeilles à temps, Caroline a fabriqué, elle-même, un produit de substitution.

Catherine Bouvard : Selon vous, est-ce que le résultat satisfait les objectifs de recherche?

Pascal Gentil : Nous n’avons pas encore caractérisé la durée de vie de ce matériau, ni sa déformation, ni son comportement à l’usage du temps ; critères pourtant nécessaires pour définir si le concept est digne d’être commercialisé. Il devrait donc y avoir une étape de test sur différents matériaux remplissant la fonction.

Catherine Bouvard : Pensez-vous que ce concept pourrait intéresser des fabricants ?

Pascal Gentil : C’est une approche singulière qui pourrait avoir un intérêt dans le cadre d’expositions. Elle pourrait susciter l’intérêt d’un utilisateur qui préfère les produits à morphologie rigide aux produits élastiques composés de mousse. J’avais également évoqué avec Caroline la possibilité de re-conditionner le produit en utilisant des matériaux à mémoire de forme. Utiliser un matériau intelligent dans ce type d’approche permettrait de renforcer le concept.

Catherine Bouvard : À quoi pensez-vous?

Pascal Gentil : Parmi les matériaux à mémoire de forme, on a le choix entre les métaux et les matières plastiques. On peut également créer des composites. Il faudrait trouver un matériau thermoplastique avec une mémoire de forme à environ 60 °C qui reprendrait sa forme initiale par chauffage ; un sèche-cheveux, par exemple.

Catherine Bouvard : Revenons au marché du mobilier. Vous avez parlé d’éco-conception, de santé, est-ce que vous recevez d’autres demandes qui n’ont rien à voir avec ces questions ?

Pascal Gentil : La question du prix, la recherche de la performance sont des problématiques récurrentes. On nous sollicite également sur la possibilité de personnaliser les produits pour permettre à l’utilisateur final d’avoir un produit unique. C’est une idée fréquente, mais on s’aperçoit que, dans les faits, un produit au design réussi convient à tout le monde. Certains traversent le temps sans avoir besoin d’être modifiés. Quelles sont les tendances actuelles du marché ? La volonté des industriels et peut-être des consommateurs de revenir à des produits plus européens, voire français.

Catherine Bouvard : Un marché local ?

Pascal Gentil : Plutôt national. Car il y a une inquiétude concernant l’impact environnemental des produits importés et la qualité des matériaux utilisés.

Catherine Bouvard : Mais cela se heurte à la logique de prix !

Pascal Gentil : Oui, tout à fait.

Catherine Bouvard : Qui gagne ?

Pascal Gentil : Aujourd’hui, c’est le prix. Mais il faudrait arriver à une nouvelle logique de consommation, selon laquelle on accepterait de conserver plus longtemps des produits. De toute façon, les produits sont durables, mais nos habitudes de consommation nous poussent à les renouveler.

Catherine Bouvard : Une révolution plus culturelle que technologique…

Pascal Gentil : Oui, un mode de consommation différent : avec un budget identique, on achèterait un objet d’une valeur ajoutée plus importante, que l’on conserverait plus longtemps. C’est possible : on conserve une économie identique, mais on fabrique et utilise différemment.

Catherine Bouvard : Les produits à mémoire de forme peuvent trouver une place dans ce système.

Pascal Gentil : Tout à fait. De même que le re-conditionnement, la réparation de produits, l’interchangeabilité. De nombreux meubles ont des pièces changeables.

Catherine Bouvard : C’est une tendance qui revient ?

Pascal Gentil : Je ne pense pas que cela soit une tendance. Mais ce serait souhaitable pour permettre à des industries nationales de fabriquer des produits à forte valeur ajoutée pour une plus grande viabilité des entreprises. Parce qu’aujourd’hui, pour se battre sur le marché de la très grande consommation, il faut pratiquer des prix très bas tout en investissant et en ayant des moyens de production très élevés. Cela nécessite de s’implanter sur des marchés extrêmement importants pour amortir les coûts. Un marché national n’est pas suffisant. Les constructeurs automobiles s’en accommodent, mais à grand peine.

Propos recueillis par Catherine Bouvard,

responsable pédagogique du programme thématique Mutations du cadre bâti, juin 2010.


Qui est  Pascal Gentil ?

Pascal Gentil a 50 ans. De 1984 à 1987, il a développé des équipements pour les gaz de laboratoire, le médical et l’industrie. De 1987 à 2007, il a été Responsable R&D dans l’univers du mobilier professionnel. En collaboration avec des designers, il développait des produits mettant en œuvre des matériaux polymères, du bois, des matériaux souples, des métaux, etc. Il est également versé dans les modélisations tridimensionnelles CAO, les calculs de structures, les prototypages, les essais.

Il joue un rôle d’interface technique entre designers, commerçants et utilisateurs. Il est membre de comités de normalisation européens et président de la commission française de normalisation du mobilier de bureau.

Depuis 2007, il est Responsable technique de l’Innovathèque, centre de ressources en matériaux, procédés et systèmes de l’Institut Technologique FCBA. Ses missions : détecter les sources d’innovation pour les créatifs et les industriels afin de les transférer dans divers projets de tous secteurs.

Passionné d’aéronautique, Pascal Gentil est également pilote privé et formateur dans le cadre du Brevet d’Initiation Aéronautique.

Le projet éKosse de Caroline Saier
expliqué par Jocelyne Le Boeuf, directrice des études



Qui n’a pas hésité avec émotion lors d’un déménagement à se séparer de veilles choses usées ? Est-ce parce que l’objet – sait-on jamais – pourrait encore servir, qu’on le garde finalement ? Ou bien n’est-ce pas le plus souvent le signe de notre attachement à la mémoire dont il est porteur ?

Cette dimension de l’objet qui échappe à l’utilitaire, et que le sociologue Jean Baudrillard renvoie à l’ « irrationalité des besoins » (Le système des objets, Gallimard, 1968), a été un point de départ pour le projet de fin d’études de Caroline Saier.

Sa démarche est en résonance avec un engouement actuel pour les récits et biographies d’objets dans lesquels historiens et anthropologues s’interrogent sur les différentes vies de l’objet dans leurs significations d’usage et de signe évoluant selon les contextes sociaux et temporels (voir par exemple les travaux de l’anthropologue Thierry Bonnot). Elle renvoie également à des préoccupations contemporaines dans le domaine du design, où l’objet est pensé à partir de recherches sur l’expérience des usagers. Caroline cite en particulier Sarah-Emmanuelle Brassard (« L’objet du récit », Université du Québec à Chicoutimi, 2004) dont le travail de conception est imprégné de références à la phénoménologie.

Matière et usure

Cette notion d’expérience, de rapport à l’objet dans le temps, a conduit à une interrogation sur la matière comme contact privilégié avec l’objet et sur l’usure comme « défaillance » de celui-ci. Signe de moments de vie au contact des différents usages, l’usure peut-elle devenir une valeur et s’inscrire dans le durable plutôt que dans le jetable ? La responsabilité du designer face aux enjeux écologiques est sous-jacente à la question. Mais, pour Caroline Saier, il s’agit surtout de penser d’emblée l’usure en amont, dans la conception, comme projection de la connivence établie entre l’objet et son utilisateur.

S’asseoir

Reprenant les catégories établies par Françoise Darmon (voir l’interview Histoires d’objets), c’est finalement le siège qui permettra à l’étudiante de donner forme à son travail d’investigation. Le premier contact avec « éKosse » est le tricot qui exprime le « fait main », mais aussi les pulls troués ou déformés qui finissent en chiffon. Au fur et à mesure des utilisations du siège, l’usure du revêtement en tricot déclenche la déformation d’une seconde couche constituée d’une structure en nid d’abeille (fibres non tissées et fibres thermoplastiques) posée sur une structure en mousse de latex et fibres naturelles de chanvre. Au fil du temps, le confort du fauteuil devient indissociable des formes imprimées par les utilisateurs dont il garde la mémoire.

Tendance

Un certain engouement pour le tricot est visible actuellement (créations d’associations, actions artistiques, interventions dans le domaine urbain), comme si cette réappropriation d’une pratique tombée en désuétude exprimait, au sein de notre monde très « high-tech », un besoin de retrouver une technique plus proche de l’humain. Les petites chaussettes en tricot pour téléphone mobile sont très révélatrices de cette tendance sociale dans laquelle s’inscrit le travail de Caroline Saier.

Retrouvez Jocelyne Le Boeuf sur son blog Design et histoire(s)

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