Hughes Aubin, innovateur curieux et touche à tout et observateur attentif de l’impact des technologies numériques sur les pratiques sociales, a pu suivre le développement du projet Identiscoop par Édouard Durand, qui vise à un meilleur contrôle de son identité en ligne. Il nous livre ses réflexions sur l’extimité, ou les frontières subtiles de ce que l’on accepte de dévoiler, transformer ou dissimuler de soi dans notre présence en ligne…
Entretien réalisé en octobre 2010 par Grégoire Cliquet, responsable pédagogique du programme de cycle master Réalité Virtuelle et directeur du READi Design Lab.
De Hughes Aubin à Hugobiwan Zolnir : gérer une identité plurielle en ligne
Grégoire Cliquet : Vous avez plusieurs pseudos, Hugues Aubin. Il y a Hugobiwan, mais aussi Zolnir… Pouvez-vous nous expliquer comment vous pratiquez cette identité numérique au travers de vos expériences sur le réseau ? Est-ce qu’il s’agit de trois identités différentes ?
Hugues Aubin : En fait, il n’y a que deux identités parmi celles que vous avez citées : Hugobiwan Zolnir et Hugues Aubin. J’ai aussi d’autres identités et j e suis ravi que vous ne les ayez pas trouvées, puisqu’elles sont spécifiquement faites pour ne pas être corrélées. Pour moi, « Hugues Aubin » n’est qu’un nom d’état civil, qui correspond davantage à un affichage normatif. Je n’ai pas choisi mon prénom ni mon nom de famille. Mon exposition avec ce pseudo est essentiellement d’ordre professionnel. Quand on tape mon nom dans Google, on obtient surtout des occurrences à propos de mon emploi de chargé de mission TIC à la collectivité. C’est une identité fonctionnelle et non culturelle, dénuée de notions affectives. La deuxième identité, « Hugobiwan Zolnir », est revendiquée à titre personnel. En trois clics, on peut faire le rapprochement avec « Hugues Aubin », mais cette deuxième identité n’a pas du tout le même statut ni la même fonction : elle renvoie à mes intérêts personnels ; et comme mon travail m’intéresse, elle assure une jonction entre des tribus de veilleurs, des adeptes de l’expérimentation, des personnes croisées au fil des projets artistiques ou numériques, ainsi que mes proches sur le plan affectif et géographique, à Rennes, par exemple. J’ai donc une identité « Hugues Aubin » qui est plutôt de marque professionnelle, une identité Hugobiwan Zolnir qui génère un lifestream assumé c’est-à-dire un mélange entre un réseau de personnes reliées par de nombreux centres d’intérêts et points communs. En plus de cela, je peux avoir des identités numériques créées pour des fonctions très précises, des pseudos dédiés à l’utilisation expérimentale de services en ligne, et sur lesquels il n’y a aucun recoupement possible avec « Hugues Aubin » ou « Hugobiwan Zolnir ». Je pousse la prudence jusqu’à utiliser des boîtes mail séparées. D’un côté, j’utilise un affichage normatif avec peu d’investissement affectif mais beaucoup de prise sur mes différents projets professionnels et de l’autre, un pseudo qui incarne véritablement mon réseau, mes passions, mes projets. Ces deux pseudos m’apportent beaucoup, en ce qu’ils me permettent de tisser des réseaux pas si cloisonnés au final, car dans l’usage, en trois clics, on sait qu’ « Hugues Aubin » est « Hugobiwan Zolnir » et vice-versa.
Grégoire Cliquet : Donc là, en l’occurrence il s’agirait de deux identités distinctes.
Hugues Aubin : C’est l’usage de ces deux identités qui est distinct. Il m’arrive par exemple de commenter sur un blog au nom d’Hugues Aubin, si c’est un blog professionnel où j’émets un avis professionnel. À partir du moment où je contribue à une communauté, un collectif de manière personnelle en donnant un point de vue, en citant un coup de cœur, j’utilise l’autre nom.
Grégoire Cliquet : Vous dites utiliser d’autres pseudos. Sans nous les dévoiler, combien utilisez-vous d’identités ? Selon vous, y a-t-il une différence entre pseudo et identité ?
Hugues Aubin : Oui, absolument. J’utilise en gros trois identités et une que l’on peut qualifier de secrète. Pour moi, un pseudo n’est pas une identité. Une identité ce n’est pas que ce que l’on peut définir au travers de l’identité numérique, au travers de la réputation, de la trace, etc. L’identité c’est beaucoup plus que ça,, ce n’est pas la manière dont on se montre mais ce qu’on est. Si un gendarme me demande mon identité, je réponds « Hugues Aubin », mais je réfléchis un peu plus avant de répondre à un interlocuteur moins neutre, car ce qu’il me demande vraiment c’est « qui je suis ». Une des difficultés principales qui en découlent, c’est que chaque personne est une seule entité qui a appris à se diviser en des identités fictives qui correspondent à des codes. C’est ce que je fais intuitivement en scindant avec mes pseudos identité civile (à usage plutôt officiel) et identité personnelle. À mon avis, on a un soi et après on a des personnages qui sont ou non des stratégies. Le simple fait de s’habiller montre que nous utilisons des stratégies identitaires. Et ces stratégies identitaires sont beaucoup plus faciles à gérer grâce aux mécaniques en vigueur sur le web. On se rend compte que les chaînes de caractères ont une véritable incidence sur les moteurs de recherche. Avec un compte sur Google, LibertyAlliance ou Yahoo je peux créer 15 ou 20 comptes sur des services différents. Cet état de fait induit des stratégies, mais si les outils fonctionnaient autrement, les stratégies seraient différentes. Ce qui est sûr, c’est que l’affectation d’un nom, d’un pseudo est quelque chose de relativement important et symbolique mais aussi variable. Certains ont recours à des stratégies « à l’envers », c’est-à-dire qu’ils concentrent leur activité autour de leur vrai nom et utilisent un pseudo pour souscrire à des services en ligne qu’ils veulent tester, par exemple.
Grégoire Cliquet: Et par rapport à ces multiples identités, veillez-vous à la notion d’e-réputation ? En amont, vous séparez bien, vous manipulez ces différentes identités avec précaution ? Est-ce vous tapez votre nom dans Google a posteriori ? Comment gérez-vous cette notion de ce que vous êtes sur le web, Hugues Aubin ? Comment mesurez-vous cela ?
Hugues Aubin : Oui, je me « google » de manière extrêmement automatique depuis huit à dix ans, sans y penser. Comme on ne maîtrise pas son identité numérique sur le web et qu’on a très peu de clés pour s’en sortir quand ça se passe mal, il faut tout d’abord se débrouiller pour que rien ne dérape de son propre fait. C’est-à-dire faire attention aux contributions que l’on publie. Voilà comment agir en amont. Ensuite pour ce qui se produit en aval, c’est extrêmement simple. On peut utiliser des services d’alerte sur des mots-clés sur Google actu, Google web, etc. On peut aussi taper, (« scorer ») son nom sur Google assez régulièrement, à peu près tous les dix jours. Je le fais environ trois fois par mois depuis très longtemps. Je découvre des choses très amusantes, je sais que j’ai des homonymes. Je vois aussi évoluer des homonymes avec lesquels je partage la troisième ou quatrième page des requêtes sur mon nom. Je vois ce que voit quelqu’un qui taperait mon nom sur les gros moteurs de recherche et cela m’intéresse. Je sais qu’il y a d’autres « Hugues Aubin » sur des réseaux comme Facebook. Évidemment, même si je n’utilise pas Facebook, j’ai créé mon compte sous le nom d’Hugues Aubin, ne serait-ce que pour pouvoir revendiquer ma page en cas de litige. La réponse est donc « oui », on peut mener un travail de monitoring, de veille extrêmement simple ne serait-ce que pour éviter les grosses surprises du genre s’apercevoir qu’un homonyme a pris des positions politiques extrêmes ou qu’on est calomnié à son insu.
Grégoire Cliquet: Vous ressentez donc une certaine forme d’angoisse par rapport à cela ?
Hugues Aubin : Non, ce qui m’angoisserait serait de ne pas disposer d’outils pour vérifier ce que les autres voient. Ayant à la fois ces outils à disposition et la chance de travailler dans un domaine requérant une connaissance des outils numériques, je sais ne pas pouvoir tout contrôler dans la mesure où, aujourd’hui, il est très dur aujourd’hui d’endiguer un abus dans ce registre-là ; mais, je suis au moins informé. Je peux donc alerter, par vagues successives, les membres de ma communauté ; soit pour créer un contre-buzz, soit pour avoir droit au chapitre très rapidement.
L’exposition de soi dans les environnements virtuels 3D
Grégoire Cliquet : Vous êtes adepte de Second Life, où vous êtes présent sous les traits de Zolnir. Pouvez-vous nous parler de cette identité, qui est aussi un avatar (la personnification de ce personnage). Comment vous positionnez-vous par rapport à ce Zolnir de Second Life. Dans quelle mesure est-ce ou n’est-ce pas vous ?
Hugues Aubin : C’est simple. La ville de Rennes a fait des projets dans Second Life, qui n’étaient pas menés par l’avatar Hugobiwan Zolnir, mais par l’avatar officiel de la ville, un certain Clap Clip, qui a été exploité par différents acteurs du projet puisque c’est un avatar fonctionnel avec des droits particuliers. C’était une manière astucieuse d’incarner le projet et ses acteurs. Ce qui est intéressant là dedans, c’est l’utilisation d’un compte (et non d’une identité numérique) incarné par un personnage, derrière lequel il y a des personnes différentes. Cela nous a d’ailleurs posé des problèmes, à tel point que Clap Clip était obligé d’indiquer à ses interlocuteurs à qui ils parlaient pour éviter de briser leur confiance. En ce qui me concerne, c’est extrêmement simple : Hugobiwan Zolnir c’est mon vrai moi. Il représente ce que j’aime, ce que je n’aime pas, les projets que j’ai envie de faire, les choses qui me passionnent. Aujourd’hui, l’avatar est une espèce de souris évoluée : au lieu de cliquer sur des choses, on peut échanger avec des gens dans une relation donnant-donnant. Pour arriver à réaliser quoi que ce soit avec les gens, il faut donner de soi, qu’on soit sur Facebook, Twitter, Opensim, la version open source de Second Life. Les utilisateurs aspirent à se sentir aussi libres dans le monde numérique que dans la vie. Dans les environnements massivement multi-utilisateurs, les personnes s’investissent beaucoup sur le plan affectif ; elles ne se cachent pas du tout comme on aurait pu s’y attendre, ce qui créé des dynamiques de projet impressionnantes. Un internaute qui a un avatar chat dans un monde 3D comme Blue Mars, Wonderland, Second Life et qui habille cet animal d’une certaine manière, affiche ses goûts de manière plus évidente qu’en portant un petit bijou, par exemple. À travers la modélisation visuelle (un peu le même principe qu’avec les vêtements) de leurs avatars, les utilisateurs, bien loin de se cacher, se montrent et s’exposent beaucoup plus à la critique, parce qu’ils dévoilent leur intériorité. […] C’est comme s’ils arboraient sur la poitrine un haïku qu’ils auraient rédigé eux-mêmes.
Grégoire Cliquet : Ce qui veut dire que plus on est visible, plus on se montre ?
Hugues Aubin : Pas forcément. Mais, en revanche ce qui exprime l’identité, c’est la manière dont on s’expose dans ces environnements 3D massivement multi-utilisateurs, dans lesquels les contenus sont vraiment créés par les usagers (250 000 objets sont créés par les internautes chaque jour dans ces environnements !)
Grégoire Cliquet : Parlons maintenant de la confrontation au réel. Est-ce que quand vous avez rencontré dans le réel des personnages que vous connaissiez sur Second Life, vous avez constaté une différence ? Vous disiez tout à l’heure qu’une personne qui revêt une tenue avec des poèmes de Baudelaire, est très certainement amatrice de ce poète. Est-ce que vous avez ensuite constaté la même tendance dans la vraie vie ? Quelle différence notez-vous entre la première approche « numérique » et ensuite une relation dans le monde physique ? Est-ce que vous sentez effectivement une plus grande proximité, ou du moins une meilleure connaissance de l’individu rencontré au préalable sur Second Life plutôt que sur d’autres plateformes ?
Hugues Aubin : Je dois avouer que j’ai repoussé ce moment le plus possible ne souhaitais pas rencontrer physiquement les gens avec lesquels je faisais des projets dans Second Life. Et puis, j’ai été rattrapé par le temps et j’en ai rencontré à peu près soixante. Et ce que je peux dire, c’est que toutes ces interfaces demandent beaucoup d’attention et de temps, c’est leur force et leur faiblesse. Elles sont très envahissantes et chronophages. Les gens sont côte à côte, en temps réel, ils n’ont pas le confort de l’asynchrone procuré par les statuts Facebook. Alors, ils doivent passer du temps ensemble. À mon avis, les liens qui se tissent sont de l’ordre de ceux se tissent entre personnes qui ont conversé ensemble pendant un moment, c’est réel. Pour qu’une relation numérique puisse exister, il faut une fonction chat vidéo / chat ou voix en temps réel pour recréer les conditions du réel. Ces interfaces permettent d’échanger avec des interlocuteurs lointains et de se créer des rituels horaires. Ceci dit, je constate que sur Twitter on communique quasiment dans un flux en temps réel. Le matin, au petit-déjeuner, on dit « bonjour » et « au revoir » aux mêmes, parfois des nouveaux arrivent… Donc grâce à ces liens du quotidien qui se créent, on n’a pas du tout l’impression de dialoguer avec des étrangers, même si on ne connaît pas leur apparence physique. Et c’est vrai sur tous les réseaux sur lesquels il y a des fonctions qui permettent d’établir des liens sur une certaine durée ou à travers un certain projet. Second Life est un peu différent : les utilisateurs ont véritablement un avatar 3D qui pousse ses interlocuteurs à chercher la ressemblance physique, le signe distinctif, sans forcément la trouver. Sur Twitter, c’est la même chose. On établit véritablement des liens forts dans un continuum relationnel hybridé physique ou numérique et ces liens sont aujourd’hui extrêmement efficaces. L’aller-retour entre physique et numérique renforce énormément les liens tout en conjuguant les avantages des deux. Je pense que ce phénomène s’observe aussi sur les plateformes-2D, asynchrones ou temps réel, permettant de partager un moment commun. Quand on partage un moment, même avec un chat vidéo, à distance, il y a plus d’émotion, plus de traces mémorielles, et l’envie de revivre ensemble, de refaire ensemble est accrue. Ainsi, l’évolution vers le lifestream,, crée une émotion partagée à un moment sur le même objet d’attention… Il serait très intéressant de mettre ces technologies en œuvre lors d’événements culturels pour faire partager un continuum d’expérience et d’émotions entre les publics physiquement présents et les publics distants. Oui, il y a une vraie force du rapport qui est tissé, qui est encore renforcé par un aller-retour entre monde phyique et numériques. Les plateformes tridimensionnelles ont d’autres atouts mais ces liens peuvent être tissés avec un téléphone mobile et 140 caractères.
Le paradoxe du User Generated Content
Grégoire Cliquet : Continuons sur votre perception du user generated content, ce fameux engouement pour le web 2.0. D’après vous, sommes-nous à l’ère de l’exhibition numérique ? Ne se sent-on pas obligé de produire de plus en plus de contenu, de laisser de plus en plus de traces ? Est-ce qu’il n’y a pas une ambiguïté entre un système qui est capable de tracer et la volonté des utilisateurs d’en laisser un maximum. Vous qui avez vu le Web se transformer peu à peu, comment percevez-vous cette évolution ? Pensez-vous qu’une certaine forme d’abolition des frontières entre sphère privée, sphère publique est en train de s’opérer ?
Hugues Aubin : Oui, il y a une sorte de paradoxe entre liberté de contribuer et tracking des données personnelles. . Un phénomène vraiment intéressant est en train de se produire. Ces deux mouvements doivent être posés comme éléments de débats. Cependant, aujourd’hui environ un usager sur cinq est contributeur, mais pas plus (je ne parle pas du pourcentage de créateurs). Les règles du web 2.0, en termes d’échelle, sont plutôt tournées vers l’ouverture. Les outils d’expression et de partage sont désormais massivement utilisés. Aujourd’hui, il y a très peu d’objets numériques, multimédias qui peuvent exister et être relayés sans qu’on les socialise (comme on dit, à l’anglo-saxonne). Donc au-delà du message, il y a une fonction de mise en relation des personnes intéressées par cet objet. C’est un phénomène massif extrêmement important qui bouleverse les règles de légitimité, les passages de messages. Les utilisateurs sont contents de pouvoir poser leur pierre à l’édifice, si petite soit-elle, et même ceux qui n’ont pas l’intention de réagir à tel ou tel post se réjouissent de la présence d’un bouton « commenter ». D’ailleurs, ils écriront peut-être au rédacteur du blog ou du site s’ils constatent l’absence de cette fonction. On assiste à une généralisation des outils d’expression qui deviennent suffisamment simples pour être utilisés par un grand nombre de personnes. Il apparaît clairement que les leaders sont ceux qui utilisent énormément les mécanismes de crowdsourcing et de recommandation : Amazon, Google… En parallèle, il y a en effet une explosion des réseaux sociaux. Les objets-médias non socialisés (autrefois regroupés dans des « greniers » où ils échappaient à la socialisation, comme les bonnes vieilles encyclopédies figées dont les contributeurs demeuraient inconnus et dont le contenu ne pouvait ni être commenté ni être relayé sur un blog ou autre) sont désormais dépassés, la dimension d’objet-média est passée par cette socialisation. Cette tendance n’est peut-être que temporaire et un storytelling plus qualitatif pourrait émerger du fait de la saturation de la masse des objets-médias. Ces objets-médias socialisés ont quand même une vertu exceptionnelle, puisqu’ils sont couplés avec des espaces personnels. Sur un blog ou sur une plateforme de type FlickR axée sur des contenus permettant à des membres de se socialiser, l’utilisateur crée un espace personnel où il insère des contenus, qui deviennent alors socialisés. Ce mouvement est important en ce qu’il vient compléter les mécaniques d’ouverture, de commentaires, de mises en lien, de création de groupes, de forums de discussion, d’embarquement qui existaient sur les plateformes anciennes. Les réseaux sociaux offrent un espace d’échange où l’on peut avoir un statut d’exposition et réagir à celui des autres. Se créent donc des apparences de places publiques, qui n’en sont pas vraiment , étant hébergées par de grosses plateformes privées basées sur un échange classique : données contre-puissance de l’outil. L’intérêt de ce genre de plateformes, c’est que plus il y a d’items plus les utilisateurs ont des chances de trouver les objets socialisés des autres et, d’un clic, se lier d’amitié avec les personnes dont les items les intéressent. Les recommandations des uns à propos des autres contribuent à une croissance de la valeur ajoutée et une densification de la plateforme. Ce qui est révolutionnaire, c’est que, dans un pays comme la France où la scission vie privée / vie publique était très marquée, (le tabou sur l’argent en offre un bon exemple), l’utilisation d’un réseau social soit devenu une seconde nature (je pense notamment aux usagers de MSN ou aux usagers trentenaires de Facebook) : en effet je me raconte par défaut, et il faut vraiment maîtriser les paramètres techniques pour se recréer un semblant de vie privée. Par ailleurs, au niveau technique, ces réseaux fonctionnent sur de l’instantané avec une semi-automatisation (depuis son téléphone, on peut poster un commentaire sur son mur, etc.). On se dirige donc vers l’automatisation de séries de traces, c’est-à-dire du « cross-posting » automatique et semi-automatique issu de différentes sources, de la domotique, des voitures, des téléphones… Il en résultera automatiquement une agrégation d’un web granulaire avec une multitude de petits éléments reliés entre eux et dans lesquels ces gestionnaires de plateforme jouent un rôle extrêmement important. La dynamique de ces réseaux sociaux est cruciale pour l’agrégation de ces éléments (médias, texte, son, image, vidéo) rendue possible grâce notamment aux plateformes de sharing qui jouent un rôle aussi important (FlickR, Youtube, etc.). Cette agrégation fonctionne parce qu’il existe un rapport contribution/satisfaction (pour l’usager) dans ce continuum relationnel physico-numérique. Prenons l’exemple de grands-parents qui voudraient parler à leur petit-fils. Si celui-ci ne répond pas au téléphone, ils peuvent tout de même savoir ce qu’il a fait dans la journée…
Grégoire Cliquet : À L’École de design Nantes Atlantique, on s’évertue à expliquer aux étudiants que Facebook est une plateforme de services gratuite, certes, mais sous-tendue par des stratégies, des logiques…
Hugues Aubin : Oui, c’est un vrai impératif. En Charente maritime , une enseignante a lancé une opération-pilote consistant à utiliser Twitter avec ses élèves. L’initiative avait inquiété le principal mais finalement, comme l’opération était organisée selon un process pédagogique soigneusement élaboré, ce dernier a été rassuré et a autorisé l’utilisation du micro blogging en classe. Devant le succès de l’opération, il lui a proposé de monter un cursus-pilote avec ses collégiens. Cette formation axée sur la découverte de la mémoire des réseaux, la maîtrise de l’extimité et la gestion de la e-réputation a été lancée à la rentrée 2010. À ma connaissance, c’est le seul cursus du genre en collège. Pourtant, ces notions représentent un enjeu décisif. Les patrons de Google et Facebook ont récemment fait des déclarations extraordinaires ! Les discours selon lesquels les jeunes d’aujourd’hui devront changer de nom à 18 ans sont très révélateurs. Aujourd’hui, on voit clairement qu’il y a un « deal » fonctionnalité / gratuité. En échange de cette dernière, les utilisateurs acceptent tout. Un exemple très simple : les applications qui permettent d’offrir des cœurs ou des bouquets de fleurs virtuels sur Facebook. Pour utiliser ces applications, je dois leur donner accès à mes données Facebook, l’application saura alors tout de moi. Il n’existe pas de curseur dans la gestion de mon identité numérique qui me permette de quantifier quels contenus je mets à disposition, quelles configurations j’utilise : montré totalement, caché, semi caché, etc. Facebook le permet un peu, mais pas avec ce type d’applications. Sachant que Facebook compte plusieurs centaines de millions de membres, je vous laisse imaginer ce que ça représente en termes de collecte de données par semaine… Ce genre d’outils offre donc un tracking extrêmement fort et puissant. Un autre problème qui se pose également, de mon point de vue, est celui de la mémoire des réseaux. Si je parviens à retrouver une photo que je n’ai pas envie de voir en ligne, je ne pourrai jamais trouver toutes les copies de cette photo qui circulent. Ceci dit, même si le web se renouvelle, on peut remonter assez loin ; Twitter, par exemple, possède une mémoire d’à peu près neuf semaines mais il est scanné par une grand nombre de moteurs de recherche ; ce qui permet de remonter beaucoup plus loin dans le temps. Je ne pense pas que les personnes qui alimentent des flux de type lifestream aient les moyens d’effacer leurs traces. Moi-même, je ne peux pas m’amuser à effacer mes 14 000 premiers tweets ! Il y a une véritable urgence pédagogique sur ce point d’autant plus que les parents des jeunes internautes n’ont le choix qu’entre des logiciels de filtrage payants (pour ceux qui ont les moyens) ou de très mauvaise qualité (proposés par les fournisseurs d’accès à Internet). […] Un certain nombre d’acteurs sont conscients de cet enjeu, mais au niveau des outils et de la pratique, nous ne sommes pas du tout au point.
Identiscoop, un outil pour gérer son extimité ?
Grégoire Cliquet : Vous qui avez suivi Édouard Durand, comment concevez-vous la place du design et du designer d’interactivité dans ce contexte ?
Hugues Aubin : À mon avis, le designer a beaucoup à faire dans ce domaine. Tout d’abord, si on veut avoir une vision synthétique de sa trace numérique, de ses homonymes ou de ce qui est dangereux (ou pas) dans ce qui est véhiculé sur soi sur Internet, on a besoin d’outils dont le design permet de rendre intelligible, ergonomique, compréhensible quelque chose qui est vivant : la vie du réseau. Il y a donc un problème de métaphore et si on arrive à produire cette métaphore, c’est bien parce qu’elle est complexe. Le design d’interactivité correspond bien à ce besoin car la matière à contrôler n’est pas inerte. Il me suffit d’être titulaire d’un ou plusieurs comptes pour (ré)agir. Je peux envoyer un report d’abus, supprimer un statut, envoyer un message à un internaute qui a posté un contenu que je n’aime pas… Par contre, je n’ai pas le temps de réitérer l’opération sur 50 sites différents. D’où l’importance de développer des synthèses ergonomiques, des indicateurs traités par des algorithmes connectés au web. À terme, on pourrait développer non seulement une synthèse (ce qui serait déjà un bel outil) mais aussi un outil de rétroaction. Cette dernière est légitime puisque les internautes peuvent commettre des erreurs s’ils ne maîtrisent pas leur extimité. Alors, ce sont leurs noms, leurs images qui peuvent être directement attaqués, détournés, calomniés. Il serait donc très utile de disposer d’une sorte de tableau de bord, d’interface synthétique qui fait le point en temps réel en scannant le réseau et qui proposerait une aide à l’action.
Grégoire Cliquet : Je voudrais vous poser une dernière question concernant l’Open Data, votre nouveau projet. Vous y travaillez actuellement ?
Hugues Aubin : Oui, je travaille sur ce projet en ce moment avec Xavier Crouan, le directeur de l’innovation numérique de Rennes Métropole. Je me focalise sur les « points aveugles », ce qui n’est pas une mince affaire. Nous plaçons beaucoup d’espoir sur le concours d’application que nous venons de lancer, même si ce projet implique évidemment des réflexions plus approfondies. (*nota : le concours a eu lieu au printemps 2011. Voir http://www.data.rennes-metropole.fr)
Grégoire Cliquet : Mais cette logique de connexion permanente n’est-elle pas contradictoire avec la notion d’anonymat ? Si Open Data est une initiative noble, puisqu’il s’agit de répondre au plus près aux besoins des usagers, elle permet aussi de savoir pratiquement en temps réel ce que font ces usagers. N’y a-t-il pas quelque chose d’inquiétant, d’angoissant dans le fait d’avoir un réseau omniscient et omniprésent ?
Hugues Aubin : Dans le cadre du concours Open Data, selon la définition de données publiques communicables par la loi, aucune donnée nominale ne peut être communiquée. Voilà qui est extrêmement clair ! Il faut ensuite se poser la question suivante : vous vous demandez si le développement de services hyper-locaux dans un continuum relationnel où les utilisateurs sont équipés de mobiles, de profils, en optimisant ce service en fonction de leur géo-localisation et de l’heure, ne pourrait pas être considéré comme une captation du lifestream. En effet, de tels regroupements de profils utilisateurs représentent un gros potentiel de tracking de données. Rennes est très atypique en la matière. L’association BUG y développe trois projets extrêmement originaux dans leur approche : un réseau social géo-localisé qui va très bientôt être porté sur mobile et qui s’appelle « la ruche », un « wikiterritoire », et enfin un système original de e-portfolio en ligne : un ensemble de pages hébergeant des profils, et sur lesquelles les savoirs sont indexés grâce à des nuages de tags et une infovisualisation graphique à la volée. Le point commun entre ces 3 projets, c’est qu’on peut s’y inscrire sans donner son vrai nom, sans avoir à montrer sa boîte mail, tout utilisateur de cette plateforme a la garantie que son identité ne sera jamais revendue à un tiers. Un identifiant inter-opérable entre les trois applications permet de projeter des agendas en réalité augmentée, du wiki géolocalisé. C’est une plateforme à vocation citoyenne pour créer du lien social ancré physiquement autour de rencontres appelées les « apéruches », où des débats ont été engagés sur la maîtrise de l’identité numérique et les équivalents des « wiki-comptoirs » brestois . Nous soutenons fortement cette approche parce qu’elle correspond à un modèle qui permet aux utilisateurs d’avoir des fonctionnalités de réseaux sociaux en dé-corrélation totale avec leur nom d’état civil tout en gardant la possibilité de publier leur CV à l’attention d’un employeur, d’être contacté, de rencontrer des gens autour de chez eux, etc. Cette initiative nous tient à cœur parce que nous sommes convaincus qu’il y a un enjeu sur les garanties à apporter sur les données personnelles et que ces garanties ne sont pas forcément incompatibles avec des fonctionnalités de lifestream. Par contre, il faudra impérativement que d’autres plateformes se créent pour contrebalancer les principaux leaders, surtout pour un service municipal. Sinon, des conflits surviendront inévitablement à propos de l’identité numérique. Compte tenu de la taille critique des réseaux du type Facebook, des problèmes vont se poser, et l’on rencontrera à un moment des phénomènes de migration (groupe de personnes qui par le biais même d’un réseau social décident de migrer vers une autre plateforme).
Grégoire Cliquet : Oui. C’est ce qu’on constatera peut-être avec Diaspora ?
Hugues Aubin : Je ne sais pas, mais j’ai déjà vu des milliers d’avatars migrer en moins de deux semaines sur d’autres plateformes. Les utilisateurs en question n’ont pas migré leurs objets 3D mais ils ont migré leur communauté. Nous souhaitons voir émerger une alternative citoyenne qui permette de bénéficier d’une partie des fonctionnalités des réseaux leaders, sans pour autant s’aligner sur leurs pratiques, parce qu’on ne dispose pas d’équipes aussi importantes que celles de Facebook ou Google, et qui assure cette espèce de « tiers lieu numérique ». Tiers lieu où les utilisateurs peuvent être certains qu’on ne les traque pas à des fins commerciales et où ils peuvent choisir leur niveau d’extimité. Cette question est hautement stratégique car aujourd’hui, la raison première du refus d’utiliser les outils des réseaux sociaux c’est l’inquiétude : les internautes ont peur de laisser des traces et de perdre le contrôle de leur identité numérique ; certains sont même effrayés des usages qu’en ont leurs neveux, nièces, petits-enfants, etc. C’est un vrai frein à l’entrée alors même qu’on sait que ces outils ont un potentiel considérable pour relier les gens, au niveau hyperlocal.
Pour l’instant, le projet d’Édouard Durand couvre un champ sur lequel les clients sont essentiellement des marques. Mais ce service comporte une forte valeur ajoutée dont pourraient bénéficier les particuliers et il s’inscrit complètement dans cette problématique de maîtrise de l’extimité, à la fois dans le diagnostic et dans la proposition d’action. Ainsi, il participe à la prise de conscience et au traitement du problème. Je suis donc convaincu qu’Identiscoop est un projet vraiment utile et susceptible d’intéresser de nombreux acteurs du territoire. À ce propos, la délégation aux usages de l’Internet a sorti en 2010 un serious game dédié à la maîtrise de l’extimité. Le projet d’Édouard Durand est donc très clairement lancé au bon moment, il est au cœur de l’actualité.
Identiscoop
Gérer et visualiser ses traces sur Internet
Edouard Durand
La diffusion massive de données personnelles sur Internet, favorisée par le développement du web 2.0, amène de nouveaux modes de questionnements sur la construction des identités individuelles et collectives à travers leurs traces numériques. Edouard Durand s’est interrogé plus précisément sur la notion d’identité individuelle en tant que construction échappant au sujet, au fur et à mesure des traces laissées sur le web. Parallèlement à ces masses d’informations communiquées par les internautes, des outils spécifiques se sont développés, marketing 2.0, sites de recherches de personnes, systèmes de gestion d’identité numérique… Les enquêtes qualitatives menées par le jeune designer montrent que beaucoup d’utilisateurs d’internet, s’ils sont conscients du phénomène, ne savent pas très bien comment contrôler les informations laissées sur le Web, voire sont assez pessimistes sur le fait de pouvoir contrôler quoi que ce soit…
Anticiper plutôt que censurer
Les outils de gestion d’ « identité numérique » proposés sont pour la plupart orientés vers la recherche d’informations sur d’autres personnes. L’objectif d’Edouard Durand a été de s’orienter vers des usages entièrement individuels en adoptant une posture pédagogique : montrer comment est appréhendée l’identité d’un individu sur le réseau, comment la visualiser et la faire évoluer vers une capacité de maîtrise de sa propre identité.
Reprendre le pouvoir sur ses données personnelles
Il s’agit donc de pouvoir visualiser les informations laissées sur le web et de comprendre pourquoi et dans quel contexte celles-ci ont été communiquées afin de déclencher une réflexion à postériori sur nos propres comportements et motivations.
S’il n’est pas possible techniquement d’effacer totalement les données publiées, en revanche il est possible de les modifier, de publier des droits de réponse, d’effacer des comptes d’utilisateur à l’abandon continuant à diffuser des informations, d’intervenir auprès de sites pour demander le retrait de certains contenus…
Identiscoop, un outil personnel, « conseil » en communication sur internet
Il s’agit d’un service de diagnostic et de solutions sur smartphone conçu pour un large public et non uniquement pour les spécialistes d’internet. L’usager peut visualiser rapidement l’état de son « identité numérique » et agir pour apporter des modifications.
Les questions d’éthique liées à l’internet sont ici rassemblées sur des problématiques relevant de la diffusion non maîtrisée d’informations personnelles. Ces traces forgent des identités figées, construites au fur et à mesure des contextes d’intervention. L’approche par le design oriente vers des solutions où l’usager peut reprendre un certain contrôle de ce qui, en réalité, est toujours en perpétuel mouvement.
J. Le Bœuf, directrice des études, L’École de design Nantes Atlantique
E. Durand a suivi le double diplôme Cycle master Réalité virtuelle de L’École de design Nantes Atlantique et Master recherche Ingénierie du Virtuel et Innovation d’Arts et Métiers ParisTech Angers
A voir également :
Le programme de cycle master design Réalité virtuelle
Le laboratoire Présence & Innovation d’Arts et Métiers ParisTech à Laval
À propos d’Hughes Aubin
Chargé de mission TIC Ville de Rennes
1993 : H. Aubin débute dans la télématique locale puis le web, d’abord dans le milieu associatif, puis privé, et enfin dans celui des collectivités locales. Depuis 2004, il est chargé de mission TIC à la ville de Rennes, pour le déploiement de sites web, des supports multimédia et des extranets d’information et maintenant le développement de nombreuses expérimentations en rapport avec la notion de territoire “hybride”, avec un objectif de services aux habitants. H. Aubin travaille sur la veille, l’expérimentation avec les habitants, l’administration électronique et la politique de ville, en lien avec de nombreux réseaux (Villes internet, Apronet, groupe cyberterritoire, Avicca, DIACT, Fing…).
Co-fondateur des Rencontres du Net public breton, des Etés TIC de bretagne, et des Rencontres Nationales de la communication publique et des technologies nouvelles à titre professionnel.
Co-fondateur de la bibliothèque francophone de metavers et du Metalab3D des cyberterritoires (avec Loic Hay). Mashups et petits bricolages numériques exploratoires (espace de réalité mixte, sms wall, open source hardware…) à titre personnel.
Principales publications (ouvrages collectifs) : « Territoires et cyberespaces en 2030″ (avec Pierre Musso), « Territoires, création et développement sociétal:pour une logique de la contribution » (avec F.Cormerais), « Communication publique et incertitude » (avec Maryse Carmes, Loic Hay…).
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